Etty...

EttyUn mois déjà que je "blogotte" (comme on dirait je "parlotte", j'ai un sentiment d'imperfection et de maladresse par rapport à cet espace que je me suis ouvert, dont j'ai le sentiment encore de ne pas trop savoir quoi en faire....).

Un mois donc, et l'envie de parler de choses, de gens, de sentiments, de petits riens qui me sont importants même si parfois futiles, sans réussir à vraiment bien m'y prendre, pour l'instant.

Et depuis le début, l'envie, la nécessité de parler d'Etty, mais comment ? Depuis plusieurs jours, je me suis replongée dans son journal dont je connais tant de passages "par coeur" (absolument "avec mon coeur"), et je voudrais le citer tout entier tellement les mots qu'elle écrit me sont essentiels.

Etty, c'est ma soeur, mon amie, mon double (enfin, pas complètement, je n'en suis pas à son "niveau"), celle que j'appelle comme un baume sur mes plaies, celle que j'interroge pour essayer de comprendre cette cruelle et drôle de vie.

Je l'ai découverte il y a trois ans et demi, juste après la mort de Schoul, alors que je me débattais de toutes mes forces pour ne pas replonger dans le gouffre sans fond dans lequel j'avais sombré 9 ans auparavant après la mort de Julio (enfin, il n'est pas sans fond ce gouffre noir, puisqu'un jour on finit par y donner un coup de talon pour remonter, mais quand on est dedans, il apparaît sans fin). Je cherchais de l'aide, de l'air pour respirer. Je me faisais l'effet d'être un oiseau entré par erreur dans une maison et qui volette follement pour retrouver une issue en se cognant violemment et douloureusement contre tous les murs.

Le journal d'Etty a été pour moi une fenêtre ouverte par laquelle j'ai pu m'envoler, et elle m'accompagne aujourd'hui comme une amie fidèle dont les mots limpides me montrent le chemin que j'aimerais bien emprunter à sa suite, mais c'est loin d'être facile !

Elle s'appelait Etty Hillesum. Elle est morte à 29 ans, le 30 novembre 1943 à Auschwitz et a écrit dans les deux terribles années qui ont précédé - qu'elle-même qualifie des plus belles de sa vie - à Amsterdam, un journal bouleversant. André Comte-Sponville qui m'a permis de la découvrir le résume fort bien : "Sans haine, sans colère , presque sans peur : ce n'est qu'un chant d'amour et d'acceptation, une lente et difficile montée vers la paix et la lumière."

J'ai aimé Etty immédiatement parce qu'elle n'avait rien d'une "surfemme" (comme on dirait un "surhomme"). Au long de son récit, on la voit avancer puis reculer, douter, vivre le quotidien d'une jeune femme de son âge pour le moins "délurée" pour son époque : elle dit elle-même avoir connu beaucoup d'hommes, partage la vie d'un homme beaucoup plus âgé qu'elle alors qu'elle va nouer une relation "amoureuse" de maître à élève, avec celui qui va la guider dans son parcours "spirituel". Elle connaît des périodes de déprime intense suivies de joies profondes, s'interroge sur le désir, le couple, sa difficulté à supporter ses parents ou son frère parfois, se reproche de ne pas écrire comme elle le souhaiterait, dit "je me fais parfois obstacle à moi-même". Elle connaît bien sûr en cette période de guerre les difficultés quotidiennes augmentées des lois anti-juives de plus en plus restrictives.

Et au coeur de ce quotidien, on va la voir "fleurir", sa perception de la vie va s'affiner, se conforter, monter de plus en plus haut dans l'acceptation sereine de ce qui advient, et son amour de la vie être proclamé malgré tout. Certains rescapés d'Auschwitz qui l'avaient connue ont rapporté que même là-bas, elle était "lumineuse".

Bien sûr, elle parle de Dieu, mais j'ai toujours aimé qu'elle en parle sans dogme, sans y mettre de "morale" ou de limites. Dieu comme synonyme d'Amour, c'est tout.

J'ai l'impression de parler d'elle si mal, si incomplètement. Et qu'aucun de mes mots ne pourra égaler la beauté des siens, leur clarté cristalline, leur espoir, leur humour aussi. Et je suis fort loin de son regard ouvert sur quelque chose de plus grand que le quotidien. Au moment où les lois anti-juives réduisaient jour après jour le périmètre où les Juifs avaient le droit de circuler, d'habiter, de stationner, elle écrivait :
"... de temps en temps je ressens cette impossibilité comme une privation accablante et frustrante, mais la plupart du temps j'ai cette certitude : même si on ne nous laisse qu'une ruelle exiguë à arpenter, au-dessus d'elle il y aura toujours le ciel tout entier."

De relire ces quelques mots, de les écrire ici, me donne envie de me replonger encore au coeur de ce texte si bref mais si riche, le seul que nous ayons en France, avec une ou deux biographies, et les quelques lettres de la fin de l'ouvrage écrites à ses amis du camp de Westerbork où les Juifs transitaient avant de partir vers Auschwitz, terribles témoignages de la vie quotidienne du camp. Nous sommes nombreux je crois à espérer qu'on traduise ici d'autres textes d'elle qui sont très connus en Hollande (des écoles portent le nom d'Etty, là-bas, beau parrainage).

Parmi toutes les pages merveilleuses qu'elle a écrites dans ces deux années, je voudrais dire ici celle vers laquelle je reviens toujours (mon livre où des passages sont soulignés à chaque page s'ouvre souvent naturellement à celle-là) :

"Impressions d'hier soir, dans ma petite chambre. Je m'étais couchée de bonne heure et, de mon lit, je regardais au-dehors par la baie ouverte. On aurait dit, une fois de plus, que la vie avec tous ses secrets était tout près de moi, que je pouvais la toucher. J'avais l'impression de reposer contre la poitrine nue de la vie et d'entendre le doux battement régulier de son coeur. J'étais étendue entre les bras nus de la vie et j'y étais en sécurité, à couvert.
Et je pensais : comme c'est étrange ! C'est la guerre. Il y a des camps de concentration. De petites cruautés s'ajoutent à d'autres cruautés. En passant dans les rues, je peux dire de beaucoup de maisons : ici un fils est en prison, là le père est retenu en otage, ici encore on a à supporter la condamnation à mort d'un fils de dix-huit ans. Et ces rues et ces maisons se trouvent tout près de chez moi. Je connais l'air traqué des gens, l'accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l'oppression, l'arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s'impose à moi.
Et pourtant, quand je cesse d'être sur mes gardes pour m'abandonner à moi-même, me voilà tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie, et ses bras qui m'enlacent sont si doux et si protecteurs - et le battement de son coeur, je ne saurais même pas le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux.
Tel est une fois pour toute mon sentiment de la vie, et je crois qu'aucune guerre au monde, aucune cruauté humaine si absurde soit-elle, n'y pourra rien changer."

Il arrivera peut-être encore, je crois, que j'aie envie d'offrir ici d'autres mots d'Etty que ceux-là.....

Commentaires

1. Le vendredi 18 novembre 2005, 07:17 par Ursun

Tu en parles bien, c'est beau et c'est doux à la fois... Je le lirais bien, après tout, j'aime beaucoup André Comte-Sponville, je pense que je vais m'y pencher...

2. Le vendredi 18 novembre 2005, 19:36 par Traou

Ursun, si je peux donner à une seule personne l'envie de la lire et peut-être l'occasion de l'aimer, j'en serais heureuse...

3. Le jeudi 23 mars 2006, 10:02 par Madeleine

Grâce à toi il y a maintenant Erin, et maintenant une personne supplémentaire ! Merci Traou.

4. Le lundi 27 mars 2006, 17:48 par Swâmi Petaramesh

@Traou : > "André Comte-Sponville qui m'a permis de la découvrir"

Dans "De l'autre côté du désespoir" peut-être ? pp. 108 et suivantes ?

En dehors d'Etty, ce bouquin de Comte-Sponville m'a franchement déçu. Bien que son érudition soit certainement incomparablement plus étendue que mon modeste vernis craquelé, j'ai trouvé qu'il avait loupé l'essentiel de l'enseignement de Swâmiji, du moins, de ce que j'en perçois, mais je peux me gourrer... M'a vraiment fait l'impression d'être passé à côté.

Du coup je ne l'ai jamais relu. Il faudrait peut-être que je le relise pour voir s'il me fait toujours la même impression quelques années après... il y a d'ailleurs beacoup de choses qu'il faudrait que je relise. Quelques pleines étagères, tiens...

5. Le lundi 27 mars 2006, 18:16 par Traou

Madeleine > Ce billet du début fait son chemin petit à petit. Je suis contente et j'ai hâte de connaître tes impressions.

Swâmi > Exactement ! Et comme toi ce livre ne m'a laissé qu'Etty comme souvenir impérissable. Mais rien que pour elle cela valait la peine. (et c'est sans doute pour ça que ce livre est arrivé jusque dans mes mains... pas de hasard)

6. Le lundi 27 mars 2006, 18:22 par Swâmi Petaramesh

@Traou : Ugh. :-))

7. Le vendredi 7 juillet 2006, 16:45 par Pivoine Blanche

Les amis invisibles... Ce que Etty me semble être pour toi, c'est une amie invisible. Parfois, ils nous accompagnent tout le temps. D'autres fois, ils se font plus discrets, plus lointains - ou c'est nous qui les oublions. Je crois en avoir eu deux ou trois, ainsi, je pense à eux alternativement, ça dépend des moments, et ce sont aussi des personnes exceptionnelles qui sont mortes, jeunes. IL y a Odilon-Jean Périer (1901-1928), un poète bruxellois, qui commençait à se faire connnaître comme auteur dramatique à Paris, quand il est mort d'une péricardite rhumatismale, Renée Vivien, (1877-1909), cette étonnante poétesse anglaise qui écrit une oeuvre volumineuse en français, et se convertit, in extremis, au catholicisme, et Thérèse Martin, dite Ste Thérèse de Lisieux, qu'on a pas mal dénaturée, alors que c'était une jeune femme d'une lucidité incroyable, pas du tout masochiste, ayant fait l'expérience du doute et de l'athéisme, et ayant lu Jean de la Croix à 25 ans (ce qui n'est pas courant...).

Un bouquin que je peux te conseiller aussi, qui est pas mal du tout (remarquable en fait) et qui permet de mieux connaître le monde juif - mais hors la Shoah, c'est "L'élu" de Chaïm Potok (en 10/18) - ou l'histoire de deux jeunes amis juifs new-yorkais, fils de rabbins tous deux, mais l'un hassidim, donc, traditionnaliste (et il veut devenir psychanalyste), et l'autre plus "libéral"... Je n'en dis pas plus, mais c'est une lecture fabuleuse. Il faut que je me mette à sa suite "La promesse", mais les autres livres de Chaïm Potok sont aussi fabuleux, je pense.

Hum, ton post date de 2005... J'espère que le commentaire sera accessible!

8. Le vendredi 7 juillet 2006, 17:11 par Traou

Merci Pivoine, je note toutes ces références, pour connaître tes amis à toi... (c'est exactement ça, Etty est une amie invisible, qui m'accompagne tout le temps, vraiment)

9. Le mercredi 7 novembre 2007, 13:39 par maittia

Présence infiniment délicate d'Etty. Elle se fait douce et forte, intense et profonde, et ce matin, cette pensée, comme une prière devant la souffrance de l'homme : "une épine s'est détachée de la couronne du Christ; appelée dans tes mains comme une offrande, et colore du sang rouge de Son Amour, ton coeur blessé.

Laisse couler tes larmes, qui unies aux plaies du Christ réssucité aujourd'hui encore , te rejoint toujours, victorieux , au plus intime de ta misère pour t'éclairer de Sa joie!!!!!.

La discussion continue ailleurs

1. Le mercredi 22 mars 2006, 21:12 par Le boudoir d'Erin

La lumineuse Etty

Il y a quelques temps Traou m'invitait à découvrir Etty Hillesum. Je me suis procuré son livre, "Une vie boulversée" composé de son journal entre 1941 et 1943 et ses lettres d'un camp de transit.