Réveillon à Hampi (Carnet indien 3)

Pas loin de douze heures de route. Départ à 7 heures du soir, le 30 décembre. Je fuis la foule des plages de Baga et Calangute, à Goa. Ce n'est pas l'Inde que j'ai envie de voir... Nous ferons la route presque entièrement de nuit (c'est l'hiver ici aussi, et le soir tombe vite, même s'il fait 32° et un soleil éclatant dans la journée). Le chauffeur qui a accepté de m'accompagner au pied levé dans son petit taxi blanc s'appelle Males. Il m'a juste demandé de s'arrêter quelques instants chez lui pour prendre des affaires de rechange. Une petite maison qu'il partage avec sa mère, ses deux frères, leurs trois épouses, et cinq enfants. Il connaît bien Hampi, me fera visiter demain. Nous prenons la route encombrée, je me suis assise à côté de lui, nous bavardons. Parfois au coeur de la nuit, il me demandera de lui raconter Paris, ma vie, parce que nous avons un petit coup de barre tous les deux, qu'il ne veut pas s'arrêter (je l'y obligerai une fois ou deux) et que c'est mon boulot, de maintenir le chauffeur éveillé !

Devant moi, sur la couverture en fausse fourrure qui recouvre le tableau de bord, clignote gaiement l'arcade lumineuse autour d'un petit Ganesh blanc, un coup rouge, un coup vert. Parfois elle s'affole, parfois s'éteint, un faux contact. Je n'aime pas bien quand Ganesh s'éteint. Il fait un noir d'encre sur cette route, et les camions que nous doublons ont parfois l'air menaçant.

Nous nous arrêterons quelques fois. Pour boire un "chaï" réconfortant (le thé indien, avec du lait et des épices, la cadarmome, la cannelle... et d'autres moins identifiées, c'est délicieux) dans une masure au bord de la route, tenue par trois adolescents qui nous regardent avec curiosité, enveloppés dans des couvertures.

Quatre heures du matin, un pneu crevé. Males est expert en changement de roue, et moi pas mal en assistante, l'éclairant avec mon téléphone portable. Finalement, ça nous aura réveillés. Parfait pour finir la route en toute lucidité (surtout que nous tremblons tous les deux à l'idée qu'un deuxième pneu pourrait lâcher avant l'arrivée, cette route n'est que trous et cahots sur la fin...).

Six heures du matin. Traversée de Hospet, le "grand village" un peu avant Hampi. Des charrettes trainées par des boeufs, un peu partout, déjà au travail, en route vers les champs.

Enfin Hampi. Des silhouettes de temples se dessinent dans le petit jour, à droite, à gauche, là-haut sur la colline. On verra demain. Trouver un lit. Se poser quelques heures avant d'aller voir les merveilles.

Même à cette heure-là, on trouve le moyen de se faire repérer par le tenancier d'une guest-house, la première du village. Je jette un oeil à la chambre. Une moustiquaire rose, des rideaux à fleurs. Très "jeune fille". C'est parfait. Il tente de me vendre d'ores et déjà une visite guidée tout à l'heure : "Je vous attends à neuf heures". Je l'envoie un peu balader je crois. Dormir. Un peu, pas beaucoup, juste le temps de reposer mes yeux, mon dos. Le lit est dur. Super !

moustiquaire

Hampi, c'est dans l'état du Karnataka, l'ancienne cité impériale Vijayanagar, dont les rois ont régné fastueusement sur le sud de l'Inde du 14è au 16è siècle. On disait que l'or y coulait à flots et que l'empereur, quand il revenait de guerre sur son éléphant de combat, jetait des pierres précieuses en récompense à ses guerriers vainqueurs. La prospérité de la cité crée des convoitises. En 1565, elle est attaquée, dévastée et pillée par les musulmans du nord. La ville est abandonnée. Ce n'est que quatre siècles plus tard que ses vestiges fastueux seront redécouverts et classés au patrimoine mondial de l'Unesco : quelques 400 temples dispersés sur 30 km2 de nature tropicale.... Une splendeur.

10 heures du matin. Fraiche et dispose (si !), je sors de ma petite chambre rose. A peine ai-je posé un pied à l’extérieur que le Thénardier local – qui devait me guetter - me saute dessus comme la vérole sur le bas-clergé (c’est comme ça qu’on dit chez moi). Le même qu’il y a trois heures, armé d’un plan et d’un anglais matiné d’hindi pour me proposer à nouveau un guide, une visite, une voiture, et un raton-laveur, sûrement. Je lui explique poliment mais fermement qu’un guide, j’en ai déjà un, et une voiture aussi, d’ailleurs il le sait puisque c’est Males qui a dealé le prix de ma chambre rose à l’arrivée, que pour l’instant j’ai surtout besoin d’un petit déjeuner, et que si j’ai besoin de quelque chose, je ne manquerais pas de le lui faire savoir. Grand sourire. Je crois qu’il me déteste. Pas grave.

Males est parti faire rechapper son pneu en prévision du retour, nous nous retrouverons plus tard. Pour l’instant, je me lance à la découverte du village, hélée sans fin par les conducteurs de rickshaws, les guides, et les enfants qui me demandent invariablement mon nom et d’où je viens, en me tendant leur main à serrer. Ils partent ensuite d’un éclat de rire en tentant de répéter mon prénom dont la consonance est difficile à prononcer pour eux.

Hampi est un village minuscule : la rue principale en terre part du temple de Virupaksha, en activité, et court sur sans doute un kilomètre jusqu’à un autre temple, un vestige celui-là, à l’autre bout. De chaque côté de la rue, des échoppes, des petits restaurants, et même un ou deux cyber-cafés de fortune ! La rue est très large, et tout le monde y circule sans ordre établi : hommes et bêtes (beaucoup de poules et de coqs qui ne cessent de cocoriquer, des chèvres, des vaches), marchands ambulants de fruits, épices ou petites statuettes de Ganesh et Shiva. Des enfants qui vous suivent partout en tentant de vous vendre des cartes postales. Les rickshaws, vélos, charrettes et quelques voitures slaloment entre tout ce petit monde en klaxonnant et sans s’émouvoir le moins du monde de devoir faire un détour pour éviter la chienne qui a choisi le milieu de la rue pour allaiter sa portée de chiots tous plus adorables et poussiéreux les uns que les autres !

A côté du temple, encore des ruelles bordées de petites boutiques de vêtements (toujours une machine à coudre devant la porte : on vous fabrique dans l’heure ce que vous voulez, pas très fignolé, mais bon…), de bijoux en argent ou de tapis. Et des guest-houses plus ou moins avenantes, avec des restaurants parfois sur leurs toits plats.

Je m’installe dans un petit bar à ciel ouvert sur la rue principale. Déguste un lassi à la mangue délicieux, en regardant la foule qui bruisse, et va et vient sans fin devant le temple dominé par sa tour pyramidale gigantesque et majestueuse appelée gopuram. Un peu plus tard, je laisserai mes chaussures à l’entrée contre quelques roupies pour aller le visiter : bas-reliefs, sculptures et plafonds peints. Et un éléphant à demeure, ainsi que quelques familles de singes à qui les visiteurs donnent de la nourriture.
(pointez la flèche sur les photos pour savoir ce que c'est)

gopuram

plafond temple

Le temps de me faire coudre deux pantalons et tuniques longues assorties (ou presque) chez une petite couturière de la rue principale (je me sens mieux ainsi que dans mes tenues occidentales, trop « repérables »), je retrouve Males et nous partons à la découverte des merveilles de Hampi : le temple de Krishna où dort un enfant, la Cité royale avec son Palais d’été et les étables des éléphants, le temple de Vitthala, dont les piliers jouent une sorte de musique quand on les frappe du plat de la main (une forte teneur de la roche en cristal semble-t-il), un char de pierre dont les roues peuvent tourner ( !), et des statues de mon Ganesh préféré, de Shiva, d’Hanuman (le dieu-singe), des palais et temples qui s’élancent élégamment vers le ciel, des bas-reliefs d’une finesse et d’une sensualité sans pareille. Jusqu’au coucher du soleil, inlassablement, Males m’emmène de temple en temple, de palais en salle de bain de la reine (en fait de salle de bain, il s’agissait plutôt de thermes privés, format piscine), beaucoup sont merveilleusement préservés. Le tout en pleine nature, entre cocoteraies et bananeraies. Je respire et n’en crois pas mes yeux !

Temple Krishna

étables des éléphants

Palais d'été

Hampi

Hampi

Krishna

Piliers musicaux

Hanuman

Hampi

Hampi

Au cours de la visite, des indiens m’arrêtent souvent pour me réclamer une photo : soit pour que je les prenne avec mon appareil et leur montre le résultat sur l’écran, ce qui les met en joie, soit pour que je pose au milieu d’eux, avec mon drôle de chapeau blanc qui les fait rire (plusieurs couturières de la rue principale m’ont demandé de l’examiner, si ça se trouve, il va fleurir sur les têtes à Hampi la prochaine saison…). Et peut-être, dans quelques familles indiennes, suis-je désormais posée sur un meuble au milieu d’eux, souvenir fort exotique d’un 31 décembre ensoleillé devant un joyau de pierre à Hampi….

Retour à la guest-house, les yeux pleins de trésors, repos un peu, et puis à nouveau le village. Rendez-vous pour un dîner de « réveillon » avec des italiens et des allemands. Nous nous installons sur le toit-terrasse d’un restaurant tibétain. Une bière : c’est la fête ! L’alcool est interdit ici, et la bière ne figure pas sur les cartes. On la demande l’air de rien, et pas dans les restaurants de la rue principale, tant qu’à faire…

Le réveillon va s’arrêter bien avant minuit en ce qui nous concerne. Nous sommes tous crevés, avons pour la plupart voyagé toute la nuit précédente, qui en bus, qui en train, qui en voiture (les privilégiés comme moi, c’est un luxe). Nous avons aussi en commun les quelques rares heures de repos du petit matin, et le crapahutage sous le soleil au cœur de la cité royale…. Alors quelques délices indiens ou tibétains arrosé de cette bière festive suffiront à notre New Year’s Eve party ! Et au moment où nous trinquons à cette nouvelle année qui ne va pas tarder à commencer, dans le soir qui tombe, tout bleu, juste devant nous passe la procession du coucher de Lakshmi qui revient au temple, des tambours et des porteurs de torches encadrant une divinité dorée sous un dais, éléphant ouvrant la marche. Cette gorgée de bière-là a un goût à nul autre pareil. Magique….

éléphant

Ganesh

PS : Si vous voulez lire de jolis textes sur l'Inde (entre autres), allez donc faire un tour chez Claude. Son blog s'appelle "Du vent aux semelles", tout un programme.... Claude est breton, poète (lire le poème sur Varanasi-Bénarès) et aussi un peu distrait, puisqu'il n'avait pas remarqué que la configuration de son blog interdisait les commentaires... C'est réparé depuis peu, vous pouvez lui rendre visite et lui dire ce que vous en pensez....

Commentaires

1. Le jeudi 19 janvier 2006, 21:08 par en campagne

Juste MERCI ...

2. Le vendredi 20 janvier 2006, 06:35 par Anitta

Mots, images, commentaires, rien à jeter. Du rêve, des couleurs et de l'émotion à chaque coin de phrase. C'est splendide !

3. Le vendredi 20 janvier 2006, 10:30 par Anne

Quel récit, quelles phtoos !!

4. Le vendredi 20 janvier 2006, 10:30 par Anne

Pardon, photos, bien sûr !

5. Le vendredi 20 janvier 2006, 14:36 par clem750

Vraiment sympa le petit mot me concernant. J'en suis tout safran de confusion. Alors pour remercier la Bretonne que tu es, le Breton que je suis a mis en ligne un petit texte qui tente de dire tout le bien que je pense de ces femmes du bord de mer.

PS: je m'aperçois que j'écris beaucoup sur les représentantes du beau sexe. Je me découvre des penchants hétéro. Est-ce grave, docteur et est ce qu'on guérit de ça?

6. Le vendredi 20 janvier 2006, 14:49 par clem750

Zut, je manque à tous mes devoirs pour te dire que la narration de ton voyage est super. J'ai retrempé dans mes propres souvenirs et j'ai retrouvé des sensations communes.

Tu as su faire partager toute la magie et toute l'étrangeté de cet immense pays, si différent de nos pays d'occident, attachant, exaspérant et dont on ne sort pas toujours indemne

Je ne sais pas si l'ai dit mais j'ai eu la chance de vivre dans ce pays pendant plus de 4 ans. Je n'y suis jamais retourné, pourtant il y a tant et de tant de choses à y voir de l'Inde du sud que tu as entrevue à celle des montagnes où le ciel ne se lasse pas de venir embrasser la terre de leurs dieux

7. Le vendredi 20 janvier 2006, 20:53 par alice

Après une visite éclair ce matin, j'ai pu savourer ce récit comme il le mérite c'est-à-dire en prenant tout mon temps. Grâce à toi, je goûte l'ambiance de ce pays. Bientôt la suite?

8. Le vendredi 20 janvier 2006, 20:55 par Miss épices

Je viens de partir en Inde, le temps de la lecture de ce joli récit de voyage...

9. Le samedi 21 janvier 2006, 11:35 par Ursun

Il ne manque plus que ls odeurs, et c'est comme si tu nous avais transporté là-bas, fantômes numériques sur ton épaule...

10. Le samedi 21 janvier 2006, 14:31 par obni

J'avais gardé en non lu ce récit pour pouvoir le déguster tranquillement aujourd'hui (jour de repos pour moi).

C'est vraiment bien raconté ! D'une certaine façon, on est transporté en Inde… c'est vraiment magique !

11. Le samedi 21 janvier 2006, 18:57 par Erin

Wahou !

Comment avoir envie d'aller en Inde, alors qu'on a jamais été attiré ? Lire les récits de Traou :-)

12. Le samedi 21 janvier 2006, 22:38 par chondre

C'est magnifique. Mais au fait, à quand un voyage en Chine avec tes copains du dessus?

13. Le dimanche 22 janvier 2006, 13:34 par serge

J'ai toujours ce profond sentiment, et ta lecture le confirme, que ces monuments et sculptures à présent, sont les sépultures du passé. Comme si le pays visité et aimé ne souhaitait pas laisser d'autre trace. Comme l’album de famille qui s’ouvre sur les phrases « Là j’avais 4 ans... Ben dis donc t’étais drôlement mignon ! ». Alors on lève la tête pour regarder ce vénérable grand père qu’on aime et on regrette de ne pas l’avoir connu… Avant…