Un café parisien, un rendez-vous...

Dans ce décor de café parisien, une petite histoire est née. Une fiction.
Je voulais garder un mystère sur les protagonistes : Homme et femme ? Femme et homme ? Hommes ? Femmes ? Je ne sais si j'y ai totalement réussi, mais peu importe... J'aurais presque pu "caler" ce texte sur la photo proposée au nouveau Dyptique de Racontars, mais je l'ai écrit avant alors je ne vais pas tricher, promis Akynou !


Je suis en avance. Une demi-heure avant notre rendez-vous, pour avoir le temps de me préparer, me faire encore un peu à l’idée ; pour choisir une table, « notre » table si elle existe encore. Si le lieu n’a pas été rasé, racheté ou transformé. Il y a si longtemps que nous l'avons déserté. Une chance de retrouver ce vieux café intact, et pas un Mac Do ou un épicier chinois à la place….

Je balaie l’endroit du regard, reconnais les lieux : le vieux bar marron qui serpente autour d’un pilier de métal où s’accrochent les ivrognes en fin de nuit, le carrelage bleu passé et un peu crasseux des murs, le mannequin doré sans bras qui se regarde dans un miroir et dont personne n’a jamais bien su qui l’avait posé là.

Il y a une table libre là-bas, dans le coin opposé à la porte. Ce n’est pas notre table d’autrefois, mais après tout, je n’y tiens pas tant que ça. Je me glisse sur la banquette ponctuée de trous de cigarettes encore un peu plus nombreux que dans mon souvenir. De là, je vois la porte, le trottoir et même le coin de la rue, où je sais que la silhouette familière et attendue va se dessiner dans quelques instants.

Le vieux serveur que nous aimions bien, et dont tous les clients étaient un peu les enfants, a sans doute disparu depuis longtemps. Celui à qui je commande mon demi est jeune et maussade. Il essuie la table d’un coup de torchon mouillé, sans un mot, à peine un regard, avant d’y poser le verre empli d’or et de mousse.

L’heure est calme, un bruissement feutré de conversations flotte dans l’air et l’on dirait presque que le bar entier retient son souffle, dans la même attente que moi. Je ne suis pas fébrile. Il n’y a aucune inquiétude perceptible dans mes gestes, seulement une petite boule étrange et lourde au creux de l’estomac. Rien de grave.

J’ai juste le temps de me poser, mais pas trop. De digérer doucement l’idée que dans quelques instants, nous allons être là, deux, autour d’une table, à parler. Comme avant. Comme il y a si longtemps…... Cinq ans, c’est vite passé…. C’est une éternité.

Depuis quelques jours, j’essaie de ne pas trop y penser. Depuis ce coup de fil inattendu : « Bonjour… tu vas bien… je suis de passage… on pourrait se voir ? Le café de la rue Müller… tu te souviens, bien sûr ?… Tu n’y vas plus ?… ». Le timbre gai de sa voix dans le téléphone. Et cette drôle de petite boule qui s’installe, pas désagréable, non, juste un peu inconfortable.

J’ai dit oui et je suis là. Je bois lentement, et je scrute le trottoir, dans l’attente de… ça y est, un imperméable clair a passé le coin de la rue, voltigeant au rythme de sa démarche saccadée que je reconnaîtrais entre mille, et dans mille ans encore…. Et sa mèche au reflet feu, tombant sur ses yeux tout plissés de sourire parce qu’ils ont attrapé mon reflet dans le miroir en franchissant la porte. C’est comme un vent frais qui envahit le café, éclaircit la lumière. Sa main légère et amicale sur mon épaule, son baiser sur ma joue, et ce parfum jamais oublié qui ne sort d’aucun flacon, qui est le sien, tout simplement.

Nous sommes face à face, banquette moleskine, vieille chaise usée. Nous nous regardons et nous avons envie de rire. Ma petite boule s’est envolée comme par magie, soufflée au loin par ses premières paroles et son rire clair. Sa voix à l’accent chantant commande comme autrefois un « Perrier doré », et bien sûr comme autrefois, le serveur ne comprend pas. Alors c’est moi qui explique : c’est comme ça qu’on appelle le Perrier-rondelle, là-bas dans son pays, à cause du rond jaune du soleil, semblable à une tranche de citron. J’ai des milliers de Perrier dorés dans la mémoire, et les bulles crépitantes viennent se ranger auprès de mon demi. Comme avant.

On se raconte. On se dit « Tu te souviens de… ». On se coupe la parole en riant et l’on s’écoute intensément sans se quitter du regard. J’ai l’impression que ses yeux sont encore plus bleus. Il y a quelques fils blancs dans ses cheveux, quelques rides de plus peut-être au coin de ses yeux mais à peine. Et je connais par cœur l’histoire de cette petite cicatrice presque invisible, là, à la racine des cheveux. Je l’ai embrassée si souvent.

Il y a tant de questions à poser, tant de réponses à écouter, et tout ce qui n’est pas dit à imaginer. On se connaît si bien. Les mots viennent tout seuls. Comme si les derniers étaient hier. Comme si le dialogue n’avait jamais été rompu. Comme si ce n’étaient pas que nos ombres qui hantent ce café depuis cinq années. Des ombres aux doigts emmêlés au-dessus de la table. Des ombres renversant des Perrier dorés pour mieux s’embrasser.

Je pense aux gestes d’autrefois. Je regarde mes mains, les siennes. J’aimerais retrouver leur chaleur perdue. Je regrette de les avoir tant caressées sans même y penser. Je ne savais pas alors qu’elles étaient si précieuses.

Le temps passe comme l’éclair. Par-dessus son épaule, je vois les aiguilles folles de la montre sur le mur tourner, tourner, tourner sans fin. Les couleurs changent, le jour avance, la lumière baisse. D’autres verres sont venus remplacer les premiers et sont déjà vidés. Ne restent qu’une écume de mousse, un reste de citron échoué. Je retiens mon souffle en espérant retenir les minutes aussi. C’est bientôt fini. Un sursaut en regardant sa montre « Il faut vraiment que j’y aille ». A nouveau sa bouche tendre sur ma joue. Son bras qui m’enlace et me serre un peu. « C’était bon de te revoir ». Son sourire encore. Un clin d’œil et puis la porte qui se referme sur un imperméable clair. Une porte qui claque et m’envoie directement sur le cœur une boule énorme et qui pèsera pour un moment.

Je vais rester un peu. Le café s’est assombri. Je ne viendrai plus ici.

Je commande une dernière bière. Non, tiens, un Perrier.

- Rondelle ?
- Oui, s’il vous plaît.

Commentaires

1. Le mardi 25 avril 2006, 09:21 par Swâmi Petaramesh

Magnifique, ça devient une habitude :-}

2. Le mardi 25 avril 2006, 09:31 par Rose

Une "fiction"... qui résonne, pleine de vécu, à mes oreilles... Comme toujours si bien écrit, si pudique et remplie d'émotion à la fois...

3. Le mardi 25 avril 2006, 10:34 par coumarine

Ton écriture est si belle Traou, tout en finesse, en émotion en pudeur... C'est du vrai de l'autentique, on y est dans ce café, on vibre avec l'héroïne C'est magnifique...

4. Le mardi 25 avril 2006, 10:53 par Poupoule

C'est de l'écriture impressioniste: des tas de petits détails qui, posés les uns près des autres, donnent un tableau incroyablement fin. Ce n'est plus une plume que tu promènes, c'est un pinceau.

5. Le mardi 25 avril 2006, 11:44 par Naranne

Que c'est beau ! il n'y rien à ajouter. On voudrait vivre de tels moments, ... on voudrait aussi qu'ils ne s'achèvent pas, ...

6. Le mardi 25 avril 2006, 11:59 par luciole

L'élan, la course du temps, je suis essoufflée à la fin de cette lecture, tu m'emportes trop vite et déjà j'ai fini de te lire. Bon je relis encore une fois alors... sourire et bises!

7. Le mardi 25 avril 2006, 12:27 par Traou

Swâmi, alors qu'est-ce vous prendrez ? Un sourire, comme d'habitude ?

Rose, si, si, je le jure c'est un fiction... sous cette forme-là, en tous cas

Tiens, Coumarine, tu y as vu une héroïne ? Parce que je dis "je" ? Mais c'est une fiction, je vous dis ! :-)

Poupoule, depuis hier je me lance dans la peinture ;-) Et pauvre de vous, si je me mêle de faire VRAIMENT des dessins...

Naranne, on voudrait beaucoup plus qu'ils ne finissent pas, parce que les vivre... ça fait trop mal...

Tu as remarqué, Luciole, que dans des moments comme ça, on a l'impression que le temps s'accélère. J'avais en tête en l'écrivant les aiguilles des horloges qui vont à toute allure dans le film de Coppola "Rumble Fish" (inspiré de "Koyaanisqatsi", film réalisé quasi-entièrement en accéléré)

8. Le mardi 25 avril 2006, 12:33 par Swâmi Petaramesh

@Traou : alors qu'est-ce vous prendrez ? Un sourire, comme d'habitude ?

Avec une rondelle, oui !

9. Le mardi 25 avril 2006, 12:34 par elle_groggy

J'ai tout lu, puis je suis remontée plus haut pour relire, et voir que c'était une fiction. Une bien jolie fiction. ( Je me suis toujours demandée, si dans une fiction, il n'y avait pas un peu de notre réalité cachée ) Je ne me suis jamais essayée à une fiction. Je devrais peut-être essayer pour voir :-) En tout cas, j'aime bien venir te lire, c'est agréable chez toi. sourire. A bientôt.

10. Le mardi 25 avril 2006, 13:32 par Anitta

Plus riche qu'une simple adaptation, plus fin qu'un synopsis, presque aussi détaillé qu'un scénario... Traou, l'émotion qui transparaît de ton écriture cinéma nous en fait toujours voir plus que tu n'en dis. Stylo-pinceau ? Peut-être. Mais crayon-caméra, sûrement !

11. Le mardi 25 avril 2006, 14:01 par Crick

C'est si joliment écrit et tu peins si bien nos sentiments. Qui n'a jamais eu cette petite boule en attendant La personne et qui n'a jamais eu ce poids en la voyant partir. Et toutes ces petites choses qui font des grands tous en faisant battre notre coeur. Merci Traou de nous faire revivre ces précieux moments à travers ton écriture. Fiction ou réalité ?

12. Le mardi 25 avril 2006, 14:07 par Sambucucciu

Magnifique. Merci. :-)

13. Le mardi 25 avril 2006, 14:58 par bailili

ton écriture est magique, Traou ! j'ai été transportée dans ce café, je me suis installée sur la banquette, j'ai bu un demi, mais je me suis aussi assise sur la vieille chaise et j'ai bu un "Perrier doré" ; j'ai eu envie d'être les deux héros ou héroïnes de ta fiction. merci...

14. Le mardi 25 avril 2006, 17:39 par Traou

Swâmi > Bon, un baiser doré alors ! :-)

Elle-Groggy > Merci de tes visites. Est-ce que tes poèmes ne sont pas aussi des fictions ? Vu comment tu aimes les mots, tu devrais essayer... et bien sûr on y met un peu/beaucoup/énormément de soi...

Anitta > Il est vrai que dans un lieu comme celui-ci que je visualise, une histoire m'apparaît comme un petit court-métrage (mais pas facile de garder le mystère sur le sexe des personnages ! Quoique... un nouveau challenge ! ;-))

Crick > Un peu fiction, un peu réalité. Quant à la petite boule, zut, rien que de l'évoquer, j'en ai un souvenir très présent...

Sambucucciu > Dans un tout autre genre, il y a un très beau - et terrible - texte chez toi aujourd'hui. Pour ceux qui passent par ici, c'est là...

Baïlili > La position du personnage qui vient et repart est plus "enviable" dans ce cas... Mais il nous est arrivé à tous de connaître les deux situations au cours de notre vie, sans doute...

15. Le mardi 25 avril 2006, 18:15 par claude

J'ai connu ça, moi aussi. Ah, ces bistrots parisiens tellement pleins de ces histoires un peu tristes, un peu légères. J'ai connu ça aussi, c'était rue de Clichy, seule différence: Elle n'est pas venue et c'est sans doute mieux ainsi...

16. Le mardi 25 avril 2006, 18:35 par Miss épices

Je voudrais tellement te dire que j'ai apprécié la justesse de tes mots que les miens sonneront forcément faux...

17. Le mardi 25 avril 2006, 19:44 par Shaggoo

- Vladimir qui était ce monsieur ?!
- Quelqu'un qui voulait voir mademoiselle Traou, sans attendre son tour. S'il vous plait jeune homme, restez dans la file, s'il vous plait !
- Vous lui avez demandé son nom ?
- Je ne suis pas là pour faire la conversation monsieur...
- Oui bien sur, je comprends Vladimir. Il n'a pas laissé de carte ?
- Il a simplement dit qu'il repasserait plus tard... S'il vous plait madame, un peu de patience, merci.

18. Le mardi 25 avril 2006, 22:52 par nuages

Très beau texte, qui prolonge l'ambiance du précédent.

En le lisant attentivement, j'ai remarqué que ni le narrateur / la narratrice, ni l'arrivant(e) ne sont désignés comme une femme attendant un homme. Il n'y a pas de "il" ou "lui", les adjectifs ou les participes ne permettent pas de lever le mystère. On suppose, parce que c'est toi qui as écrit ce texte, que c'est une femme (toi, éventuellement, ou non) qui attend un homme. Mais ça pourrait être aussi l'inverse... voire une femme attendant une femme ou un homme attendant un homme, allez savoir.

Tout ceci est intriguant, mais ne remet pas en cause la beauté et la sensibilité de ce texte.

19. Le mardi 25 avril 2006, 23:18 par gilda

Air du temps ? Pas tant pour l'histoire que pour l'exacte raison que remarque Nuages, c'est un texte qui rejoint l'un de mes petits chantiers en cours. (d'ailleurs j'apprécie d'autant plus ton résultat que je sais que ce n'est pas facile comme je(u) de contrainte)

20. Le mardi 25 avril 2006, 23:24 par Vroumette

Fiction pour les lieux, oui, fiction quant à la scène, un autre ailleurs, mais je ne crois pas trop à cette fiction des sentiments.

J'avais tant envie que tu tendes la main pour le garder près de toi, qu'il se laisse faire et que cette cicatrice soit de nouveau embrassée (désolée, hein mais c'est mon côté midinette, jaime quand les histoire d'amour finissent bien).

21. Le mercredi 26 avril 2006, 08:01 par Gei

Laquelle des deux notes a vraiment été vécue ? Aucune ? Les deux ?

Est-ce que c'est la conscience du temps qui passe qui fait qu'on regarde mieux les choses qui nous entourent ? Est-ce que les cinq années qui ont passé depuis votre dernière rencontre se sont passées sans y penser ? et quand aura lieu la prochaine ?

Le café sera toujours là, lui. Le temps s'écoule autour, le mannequin veille... Ces lieux seront toujours les phares de nos vies...

22. Le mercredi 26 avril 2006, 12:13 par Traou

Claude > Je me demande si je ne vais pas en écrire d'autres justement, des "histoires de bistro", ces lieux sont source d'inspiration...

Miss Epices > La justesse de tes mots me fait fort plaisir... Sourire

Shaggoo > J'adore quand tu m'appelles "Mademoiselle Traou", ça fait un peu vieille théatreuse... ;-)

Nuages > Comme je l'explique dans le préambule, c'est effectivement la "contrainte" que je m'étais donnée. Pour que chacun puisse mieux s'identifier aux personnages, peut-être...

Gilda > J'aime bien l'expression "petits chantiers en cours"... J'aime bien moi aussi en avoir en train de temsp en temps. Nous pourrions confronter les nôtres, voire les échanger ?

Vroumette > "Fiction des sentiments" est une jolie expression. Je le jure, je n'ai pas vécu cette scène exactement, mais peut-être un ressenti identique, comme beaucoup d'entre nous, non ?...

Gei > Oui, certains lieux sont les phares de nos vies, gardiens de la mémoire. Ils font mal quand le souvenir est encore trop vif. Ils sont de jolis et tendres rappels quand la douleur est passée...

23. Le jeudi 27 avril 2006, 17:44 par elle_groggy

Mes poèmes sont des textes à deux, trois, quatres sens , toujours de moi dedans. Ou des gens que j'aime. maintenant écrire une fiction, où tout personnage ou situation ne fait pas partie de ma vie, serait un grand challenge pour moi... J'ai voulue essayer y a deux jours... conclusion ? a la fin en relisant je m'appercevais que je parlais à quelqu'un dans mon texte, mais je ne m'adressais qu'à moi même en réalité. Mais je finirais bien par en faire une, un jour, de fiction ;-)