Multitudes

« Je suis vaste. Je contiens des multitudes ». Walt Whitman
(merci à Ko et Swâmi au passage qui m’ont fait connaître cette citation, tronquée ici).

Je pense à ces multitudes qui nous composent, dont j’ai l’impression pour ma part qu’elles sont fluctuantes, mouvantes, et pour ce qui concerne certaines, oubliables.

J’évoquais l’autre jour ici une lettre écrite à 20 ans, laquelle me paraissait aujourd’hui refléter une parfaite étrangère qui avait pourtant bien due être moi autrefois…

Et plus j’y pense, plus je me dis que j’ai laissé sur le bord de ma route au fil des années une multitude de Traous périmées ou mortes. Laissant la place à une multitude d’autres, nées d’évènements particuliers ou juste plus adaptées aux circonstances.

J’ai fort peu de mémoire de moi-même. Je ne sais si c’est « physiologique » ou s’il s’agit d’un déni volontaire ou inconscient. Le fait est que j’ai fort peu de souvenirs. De celle que j’ai été, je veux dire. Quand il m’arrive de remettre les yeux sur mes petits cahiers d’autrefois, nombreux, disparates, inachevés, simultanés (si quelqu’un s’avise un jour de mettre tout ça dans l’ordre, il y a du boulot, je ne m’y collerai pas pour ma part, je fais déjà un blog, oh !), je suis toujours surprise d’y retrouver des anecdotes qui ne me disent plus rien, des émotions oubliées, une façon de penser ou d’appréhender les évènements qui m'est aujourd’hui étrangère. Je ne me reconnais pas. Et ça m’ennuie, parfois.

J’ai l’impression de ne cesser de mourir pour renaître, de n’être qu’une succession de « moi » éphémères dont je ne contrôle aucunement les renaissances au gré des circonstances et que celle que je suis aujourd’hui est un amalgame disparate dont je ne perçois plus bien l’origine.

Après tout, chaque événement, chaque regard sur nous crée un nouveau moi, non ? A chaque enfant qui naît, une mère naît également. A chaque regard d’amour, un être aimé voit le jour qui n’existait pas auparavant. Et combien de deuils de soi-même doit-on faire au fur et à mesure que disparaissent les gens ou les événements qui nous ont créés ?

J’ai ce sentiment intense d’avoir été tuée souvent. D’avoir perdu inéluctablement celle que j’étais pour les gens qui m’aimaient et qui ne sont plus auprès de moi. Les amis éloignés, les amours partis. En fait quand on perd quelqu’un, on perd toujours deux personnes ; il y a deux deuils simultanés à faire : le deuil de celui qui n'est plus là et le deuil de celui ou celle qu’on était pour lui et qui a disparu à jamais en même temps. On perd un être qu’on aime. On ne l’A plus. Mais on n’EST plus non plus, et c'est insupportable. On remet en question les deux auxiliaires d'un coup, avoir, et surtout être... De n'être plus jamais l'enfant de personne, ou l'être merveilleux que l'on se sentait être dans le regard de celui qui n'est plus là, c’est sans doute tout aussi odieux à vivre que la perte de l'autre.

J'ai souvenir d'avoir eu à faire le deuil de cette femme aimée que j’ai été. Cette femme-là que des hommes ont aimée et qui a été moi, autrefois, elle me plaisait bien. Je l’ai perdue aussi. Elle existait par leur regard sur elle et par l’amour qu’ils lui portaient. Elle est morte, elle aussi. Je ne serai plus jamais celle-là et c’est une lourde perte.

Autour de moi flottent tous ceux-là, disparus ou lointains, et aussi une armée tout aussi nombreuse (Mon Dieu ! si nombreuse…) de Traous. Toutes les Traous qui furent leur amie, leur complice, leur petite-fille, leur amante, leur confidente, leur aimée, et qui ont disparu elles aussi à jamais. Elles m’ont été arrachées violemment ou insidieusement, en me laissant tant de cicatrices. Laissant place à d'autres, inattendues souvent, au fil de la vie.

Je sais aujourd’hui, ou du moins je commence à l’entrevoir, que ces cicatrices, ces chagrins, ces éloignements, s’intègrent dans un tout qui me conduit inexorablement à moi-même, à devenir ce que je suis…. Mais cette multitude m'affole parfois, trop vaste pour moi seule, peut-être.

Commentaires

1. Le dimanche 3 décembre 2006, 20:44 par Swâmi Petaramesh

Très joli billet Traou. Nous avons tous eu quantité de vies, quantité de morts... Quant à savoir si notre vie actuelle est la meilleure ou la plus riche, ou si nous n'avons finalement fait que mourir par petits bouts, je suppose que ça dépend de ces "vies" et des périodes, et que notre opinion à ce propos peut varier d'un jour à l'autre ;-)

En ce qui me concerne, dans cette seule existence, j'ai déjà eu bien autant de "vies" que les neuf qu'on prête à un chat... Ou autant de morts ? Va savoir.

2. Le dimanche 3 décembre 2006, 21:56 par Coumarine

Cela me frappe fort ce que tu dis là Traou: en perdant quelqu'un qu'on aime, on perd l'autre, mais on SE perd soi-même en même temps... Concernant les souvenirs du passé, crois-tu que cela nous arrange quelque part de ne pas nous souvenir? Merci pour cette note

3. Le lundi 4 décembre 2006, 00:30 par Anitta

Moi, je crois que ces anciennes Traous qui furent atteintes par les deuils, les empêchements funestes ou les accidents de la vie se sont comme qui dirait "décomposées" en une multitude de petits cubes de bois ou de verre, comme les pixels d'une image numérique soudain sensibles à la gravité et tombant en vrac au bas de nos écrans. Et que ces petits cubes ou ces petits pixels ne sont pas vraiment morts (même si on peinerait à leur redonner leur apparence d'ensemble d'avant), mais que, moins lisses et moins brillants sans doute que par le passé, ils ont servi à composer la nouvelle, enfin la dernière Traou en date...

4. Le lundi 4 décembre 2006, 00:31 par Fauvette

"J'ai fort peu de mémoire de moi-même", cette phrase m'a vraiment étonnée. Et puis en réfléchissant, je me dis pourquoi pas...

Ce billet grave et sensible me touche, et révèle cette fragilité qui me fait frémir.

Et comme Coumarine, je suis "cueillie" par ce que tu dis sur le fait de se perdre en perdant l'autre.

Merci Traou.

5. Le lundi 4 décembre 2006, 09:28 par Anne

"On ne l’A plus. Mais on n’EST plus non plus, et c'est insupportable."

Et ça me terrorise, quand je me laisse aller à y penser... au prochain, à la prochaine... il y en a déjà tellement eu...

Quant à tes Traous anciennes, ma foi, si c'est comme ça, j'aurais tendance à dire que ça n'est pas sans raison... donc...

6. Le lundi 4 décembre 2006, 18:07 par Crick

Ces morts sont pour moi à chaque fois un coocon que l'on laisse pour continuer de grandir. Bien qu'au fond, j'en reste persuadée, il y a toujours le nous qui fait qu'on est le Nous. Penses-tu que c'est cette multitude qui t''effraies ou bien tout simplement tout ce passé qui t'as conduit à aujourd'hui fait comme tu le dis, d'amour. Penses-tu réellement que toutes ces Traous ne renaissent pas parfois dans un regard, dans un sourire ou dans un souvenir ?? Et puis cette femme aimée revivra peut-être un jour bien sûr pas sous un même regard mais peut-être un autre..... Bon je sais facile post-it, hein !! Mais comme le dit si bien ta rubrique C'est çà la vie !! Un de mes amis au lycée (comme quoi çà remonte) m'avait donné une jolie image de ce qu'il pensait être la vie.... Une rose !!! Avec les épines pour les morsures, les feuilles pour des moments plus doux et puis l'ascension et enfin arrivé à la fleur, l'apothéose !!! Bisous, bisous

7. Le lundi 4 décembre 2006, 18:33 par pomme

Mais oui, c'est tellement ça... je me reconnais dans tes mots, j'ai exactement le même ressenti, à ceci près que je ne regrette presque aucune de celles que j'ai été. En revanche (mais est-ce vraiment différent ?), je regrette amèrement toutes celles que je ne serai jamais... à chacun ses prisons...

Merci Traou, pour ces si jolis mots.

8. Le mardi 5 décembre 2006, 17:22 par claude
Beau et bien troublant billet
9. Le mardi 5 décembre 2006, 17:39 par cecile

pas seule "vraiment" puisqu'ils sont là autour... juste "autrement".

10. Le mardi 5 décembre 2006, 18:30 par valclair

Très beau texte, très émouvant et qui me fait songer...

Je comprends tout à fait ce que tu veux dire, je le sens très bien en liaison avec ces arrachements, ces deuils que tu as subis . "Je" se constitue en relation avec les autres, leur présence, leur absence

Spontanément j'aurais eu tendance à dire me concernant, je ne contiens pas des multitudes, je traîne au contraire le vieil homme, toujours le même, toujours peu ou prou égal à lui-même avec les mêmes faiblesses, les mêmes impuissances, le vieil homme me colle désespérément à la peau.

Et je me dis soudain est-ce la rançon d'une histoire personnelle plutôt lisse, parfois grise mais préservée de ruptures trop violentes et qui a connu peu de deuils vraiment douloureux, où les évolutions, les éloignements, se sont faits avec lenteur, parfois sans doute avec trop de lenteur?

Je n'en sais rien mais ton entrée soudain me questionne.


						
11. Le mardi 5 décembre 2006, 22:36 par Pierre

Belle réflexion, qui m'interpelle aussi... Cette idée de mourir aussi dans le deuil de l'autre... et en même temps c'est aussi la naissance d'un nouvel être qui est porteur de l'histoire antérieure. Une sorte d'empilage de poupées russes ou l'une cache la précédente.

Peut être que, comme Valclair, je n'ai pas vécu suffisamment de ces deuils pour bien savoir en parler.

12. Le mercredi 6 décembre 2006, 17:04 par Erin

"On ne l’A plus. Mais on n’EST plus non plus, et c'est insupportable."

C'est tellement ça... que s'en est encore plus insupportable... se sentir mourir au plus profond de soi, parce que l'autre n'est plus là (peut importe les façons de son absence d'ailleurs)...

Comment on en remonte Traou ? Comment faire ce qu'il faut ? Où trouver l'énergie ? Et surtout pourquoi ? Oui pour quoi ? pour qui ? Que faire lorsqu'on ne se sent pas, plus capable de le faire ? Ne rien faire peut être...

J'ai mal Traou... si mal...

13. Le jeudi 7 décembre 2006, 00:35 par Bailili

Je n'ai pas lu les comm précédents parce que je ne le veux pas.

On change sans cesse, on évolue, on n'est jamais la même.

Je ne me souviens que très peu de la petite file que j'étais mais de la femme de 30 ans, de la femme de 35 ans, et même de la femme de 40 ans, je m'en souviens bien et je crois la préférer, parce qu'elle est "de plus en plus" moi. Mais, à chaque amour, j'ai fait le deuil du précédent parce que j'avais évolué. Cependant, je garde des souvenances de ce précédent amour qui m'a fait "préférer" le suivant... Mes déceptions, mes échecs m'ont fait évoluer...

On ne remonte pas. On grimpe !

14. Le jeudi 7 décembre 2006, 10:33 par Une sorcière comme les autres

Votre texte m'a fait penser à la chanson (je pense toujours à des chansons) de Piaf "je ne regrette rien"...

Comme Pomme, je ne regrette pas celle que j'étais autrefois, je pense sincèrement m'être beaucoup améliorée en vieillissant, mais je regrette vivement les portes qui se ferment, les idées qu'on n'aura pas le temps de mettre en oeuvre et les envies qu'on ne pourra pas réaliser.

Je ne piloterai jamais un avion, quel dommage!

15. Le jeudi 7 décembre 2006, 16:51 par Traou

Pardon à tous de répondre si tardivement aux commentaires mais je suis encore par monts et vaux (si, si, c'est possible à Paris aussi !).

Mon cher Swamî, je me doutais que tu avais eu quelques vies antérieures (d'où ta grande sagesse, d'ailleurs) ,-)

Pour les souvenirs du passé, Coumarine, je crois effectivement que l'on en occulte certains, inconsciemment ou volontairement, pour continuer à vivre, je pense. Tiens j'ai un exemple personnel très précis qui me vient à l'esprit, et qui fera peut-être l'objet d'un billet un jour...

Anitta, je viens de me visualiser comme dans la pub pour le téléphone (pfff, si au moins me diviser en petits cubes colorés pouvait me servir à me téléporter)

Cette évidence, Fauvette, de se perdre soi-même (ou une image de soi-même, ce qui revient presque au même) m'est apparue parfois avec une force... déchirante.

Ah non, Anne, je m'en veux de te terroriser. Car il s'agit là d'un "bienfait" finalement - si on décide qu'il en soit ainsi.

Non, Crick, je ne pense pas que les "nous-mêmes" disparus reviennent. En tous cas à l'identique. D'autres qui leurs ressemblent peuvent arriver. Et tous ceux-là sont notre terreau, bien sûr.

Finalement Pomme, quand on regrette celles qu'on a été un jour, on regrette aussi toutes les promesses qui leurs étaient faites, tout ce qu'on projetait pour elles.

Merci Claude, contente de te voir par ici.

Ah oui, Cécile, tout autour... Je ne me suis pas encore décidée à en parler... Ça viendra. Peut-être.

Je crois, Valclair, que cela nous concerne tous et toutes, que les ruptures se soient faites violemment ou insensiblement. Il y a, j'en suis sûre, un millier de Valclairs entre le jeune garçon et le jeune homme barbu de l'album "Couettes" et le Valclair que je connais aujourd'hui....

J'aime bien l'image des poupées russes, Pierre, cela ressemble à cela en effet. C'est juste que je trouve difficile parfois de retrouver les petites à l'intérieur de la grosse.

Erin, je ne parlais pas du sentiment de mourir au sens de désespoir, juste au sens de fin d'un cycle. Je suis embarrassée car je n'ai pas de réponses à tes questions que je sais si douloureuses en ce moment. Ce que je sais - et toi aussi pour l'avoir déjà vécu - c'est qu'on "remonte" bien sûr. Pour quoi ? Pour qui ? Pour la vie. Pour une petite fille. Pour des gens aimants. Pour soi. Courage et baisers.

J'avais ce sentiment comme toi, Baïlili, d'une continuité dans les différents épisodes de ma vie. Ce n'est que récemment que j'ai noté des ruptures telles que je me paraissais étrangère...

Et pourquoi pas piloter un avion, chère sorcière ? ;-) Il ne faut jamais dire jamais, ça j'en suis sûre

16. Le jeudi 7 décembre 2006, 19:17 par Erin

Ma raison avait bien compris le sens dont tu parlais, mais il faut avouer que j'ai l'esprit un peu embrouillé en ce moment...

La fin d'un cycle pour moi, est souvent associé au désespoir... Sans doute qu'il faut que je passe par là pour "renaître".

17. Le jeudi 21 décembre 2006, 03:03 par notafish

Tu vois, c'est étrange, toutes mes "moi" sont une. Elles n'ont pas disparu, ne se sont pas effacées... Merci pour ce billet.