Un jour de mars 1997

Je me souviens surtout de son sourire, si doux. Et de son regard, de ceux qui « savent ». Un regard que j’ai retrouvé quand il m’a été donné de rencontrer des êtres « éveillés ». De ceux qu’on n’oublie jamais.

Je viens la voir de la part d’un ami, lui-même bouleversé par la rencontre avec cette femme étonnante. Il m’a conseillé d’aller la voir à mon tour. Peut-être sait-il, sent-il mieux que moi que j’en ai besoin, que je ne vais pas si bien que je le dis ou le montre. Peut-être a-t-il compris que je vis comme sur le tranchant d’une lame, prête à tomber à chaque instant, en équilibre instable sur des pieds sanglants. Ce semblant d’équilibre-là m’apparaît toujours plus confortable et moins douloureux que le chaos qui a précédé, alors je m’en satisfais, j’essaie d’avancer, ou au moins de rester sur place sans broncher, vacillante, mais suspendue au moins à quelque chose. Une immobilité glacée a remplacé la chute, c’est déjà ça. Et je me cache les yeux chaque jour pour ne pas le voir. J’attends des jours meilleurs auxquels je ne crois guère.

Appelons là Coline, c’est doux comme elle. Je suis un peu inquiète, je ne sais qui elle est. Je le lui demande. Alors elle me raconte son histoire.

Quand Coline était une toute petite fille, elle voyait des couleurs autour des gens. Du bleu, du jaune, du vert, du rose. Elle les montrait du doigt, elle trouvait ça si beau, ces couleurs mouvantes. Parfois aussi elle voyait du rouge ou du noir et ça lui faisait peur.

Elle a reçu des tapes sur les mains : on ne montre pas les gens du doigt. Et d’abord qu’est-ce que c’est que cette histoire de couleurs ?! Non, il n’y a pas de couleurs autour des gens, qu’est-ce que tu racontes ?! Arrête donc de dire des bêtises !

Alors Coline s’est tue. Elle n’a plus parlé des couleurs. Comme on lui a appris à être propre et polie, on lui a appris à taire les choses « anormales ». Et elle a cru qu’elle l’était, anormale. Elle s’est persuadée qu’elle était sûrement folle de voir autour des gens des couleurs qui n’existaient pas. Trop d’imagination, c’était sûrement ça. Elle n’avait jamais entendu parler d’aura, et quand bien même…

Coline grandit, se marie, a deux petits garçons. Elle est infirmière, en chirurgie. Dans les salles d’op’ parfois elle a vu des gens mourir.

Un jour c’est son tour de passer sur le billard. Une opération banale qui tourne mal. Coline meurt. Coline est morte. Déclarée et constatée comme telle pendant un moment. Avant de revenir à la vie, incroyablement.

Coline se souvient bien de sa mort. Elle est capable de décrire très précisément la scène, de reconstituer le dialogue des médecins et des infirmières affolés au-dessus de son corps inerte, puisqu’elle-même voyait tout du dessus. Elle flottait quelque part au plafond de la salle.

Ensuite, elle est partie « ailleurs », vers une lumière intense qui n’éblouissait pas, où l’attendaient des êtres lumineux eux-aussi, certains qu’elle avait aimés et qui étaient partis il y a longtemps. Qui lui ont dit qu’il fallait qu’elle reparte, que son heure n’était pas venue, et qui l’ont grondée gentiment : on lui a fait le cadeau d’un don précieux, qu’elle ignore. Et ce don peut aider les gens, elle doit s’en servir pour cela.

Coline me dit qu’elle serait bien restée là-bas. Qu’elle ne s’était jamais sentie aussi bien, autant aimée. Elle revient à regret, mais dorénavant, elle sait qu'elle n’aura plus jamais peur de mourir. Et elle décide de ne plus ignorer les couleurs, de s’en servir, d’apprendre à les décoder pour aider. C’est pour cela que des gens viennent la voir. Pour ça que je suis là devant elle.

C’est drôle, elle regarde tout autour de moi, me décrit les couleurs qu’elle voit, y lit des choses connues de moi seule dont elle me parle de sa voix douce en plongeant son regard dans le mien. Voit cette faille profonde et cruelle qui est apparue dans ma vie quatre ans auparavant et qui a assombri tout le reste.

Coline me dit qu’elle sent Julio près de moi, et que ce n’est pas bien. Que les morts doivent faire leur chemin et les vivants le leur. Que je le retiens auprès de moi et qu’il n’ose pas partir, n’ose pas me laisser parce qu’il pense que j’ai encore trop besoin de lui à mes côtés.

Je proteste, non, non, je ne le retiens pas, bien sûr que non, je lui ai dit adieu il y a longtemps déjà, je n’ai pas du tout l’impression de vouloir trop le garder auprès de moi, et d’ailleurs… d’ailleurs... je sais bien que je mens en affirmant véhémentement tout ça. Et le gémissement interminable qui s'élève tout à coup du bois de la vieille armoire, là, au coin de la pièce, semble terriblement humain et confirmer un désaccord profond avec mes paroles malhabiles.

Coline me dit qu’il faut le lui dire, qu’il faut que je lui rende sa liberté, que c’est important, pour lui, pour moi. Qu’on se retrouvera, mais que pour l’instant, il a son chemin à faire. Je dis oui, je promets. Elle m’embrasse quand je pars, me souhaite bon courage. Elle sait, elle, combien je vais en avoir besoin.

Je me souviens de ce train de banlieue quasi-désert qui me ramène vers Paris. Je me souviens que j’ai parlé à Julio sans arrêt pendant le trajet, comme s’il était assis en face de moi. L’ai-je fait tout haut ? Je ne me souviens pas. Peut-être les autres rares voyageurs m’ont cru folle. C’est possible.

Je lui dis tout mon amour, et combien il me manque encore chaque jour, et que ça a été difficile, mais que ça va aller, je vais m’en sortir, je ne vais pas retomber. Il faut qu’il me laisse, maintenant, il s’est suffisamment préoccupé de moi, il faut qu’il suive sa route, et sur celle-là nous nous retrouverons sûrement un jour. Il ne faut pas qu’il s’inquiète, je suis forte, je serai forte. Sans lui. Je lui permets de partir. Sûre, je suis sûre de ce que je dis. Je veux l’être, au moins.

A l’intérieur de moi, il y a une tempête. Pour la première fois je réalise que je ne VEUX pas qu’il parte, que je veux le garder auprès de moi, toujours, toujours. C’est comme un arrachement. C’est la même peur au creux de mon ventre que le jour où je me suis décidée à plonger du plus haut plongeoir de la piscine, persuadée que j’allais mourir ou me blesser grièvement. J’ai peur. J’ai mal. Je ne veux pas être seule sans lui.

Mais je plonge. Je lui dis de partir et je lâche prise, sincère enfin. Pour la première fois, vraiment. Et il part. Peu importe que l’on me croie ou pas. Peu m'importe que l’on me croie folle ou non. A ce moment précis où je lui ai dit adieu pour de vrai, j’ai senti sous mes vêtements, en un éclair, un vent glacé et subit qui me parcourait de la tête aux pieds. Et après, plus rien. Il n’était plus là, en face de moi. Il n’était plus nulle part. Et en moi ne restait plus que du vide.

Pendant les jours qui ont suivi, je me suis traînée comme si mes talons étaient lestés de plomb. Epuisée, un poids terrible sur les épaules, comme s’il était mort une deuxième fois. Un nouveau deuil, lourd, si lourd.

Et pendant quelques matins de ces jours terribles, entrant dans ma salle de bain comme une âme en peine, me demandant comment j’allais tenir jusqu’au soir, j’y ai été accueillie par les effluves puissantes d’un parfum connu, très particulier : l’odeur de la poudre de riz ancienne de ma grand-mère, que je n’avais jamais sentie nulle part ailleurs que chez elle, et plus jamais depuis sa mort, 3 ans auparavant. Etait-elle venue m’accompagner dans ces jours difficiles, me dire « ne lâche pas, je suis avec toi » ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que ce parfum-là, inattendu et bienveillant, m’a aidé à tenir le coup.

J’ai continué, j’ai avancé. Un jour, plus tard, beaucoup plus tard, j’ai même recommencé à aimer.