31 mars 1992

(En correspondance à ce ricochet-là)

14 heures et des poussières. On retourne au boulot. On est allées faire une course ou deux : il y a un pot d’adieu ce soir.

Je me souviens de la voiture qui entre dans mon champ de vision et je sais qu’il est trop tard pour l’éviter. Choc. Bruit. Tout va vite. Deux ou trois tête-à-queue avant que la voiture s’immobilise au milieu du carrefour, capot raccourci et fumant. L’autre est allée finir dans une vitrine. Nous n’avons fauché personne, c’est un miracle.

Il y a du monde qui s’agglutine autour de la voiture. J’ai un peu envie de pleurer. Ma passagère va bien, le souffle coupé comme moi par le choc de la ceinture au milieu de la poitrine. Les portières s’ouvrent, on s’inquiète de nous, les gens sont gentils. Deux filles très jeunes fendent la foule en proclamant qu’elles ont leur brevet de secouriste (mon œil) et s’emploient à nous sortir de la voiture. Quelqu’un dit timidement « Je crois qu’il vaudrait mieux ne pas les bouger », se fait rabrouer par les deux donzelles fortes de leur prétendu savoir. Elles se feront engueuler par les pompiers un peu plus tard.

Nous ne sommes pas en état d’opposer quelque résistance que ce soit à n’importe quelle décision. En posant mon pied droit par terre, soutenue par deux volontaires, je me rends compte que ma jambe ne « répond » pas. On me porte et on m’asseoit sur le trottoir. Il y en a du monde. Des gens qui regardent de loin, comme si c’était contagieux. Les commentaires vont bon train. Les témoignages affluent, ceux qui ont vu tout ou un peu, ceux qui n’ont rien vu mais qui n’en pensent pas moins. Pour ma part, j’ignore ce qui s’est passé. Certains disent que je suis passée au rouge. D’autres que c’est celui d’en face qui a grillé le sien. Des gens descendent des immeubles qui bordent le carrefour pour dire que leurs plaintes affluent à la mairie : il paraît que les feux sont désynchronisés, il y a des accidents souvent. On me propose des témoignages écrits, on me donne des bouts de papier griffonnés, des cartes de visite. La tête me tourne un peu. Je dois sourire et dire oui oui bêtement. Et merci.

J’aperçois ma voiture destroy qui saigne un liquide vert fluo. Les pompiers arrivent. Gentils et rigolards quand ils constatent que les blessures sont bénignes « Va falloir amputer, p’têt bien… ». Les donzelles-secouristes de bazar bravent leur regard courroucé pour venir me réclamer… des sous pour leur intervention.

Urgences. Un couloir encombré. On roule mon brancard de coin en coin. Chaque infirmier qui passe lui donne une pitchenette amicale ou agacée. J’ai l’impression de déranger tout le monde. On me sépare de ma passagère. Elle a besoin de quelques points de suture à la jambe. Pour le reste, ça a l’air d’aller. Le gars de la voiture d’en face est là aussi, une minerve autour du cou. Sympa. Il ne sait pas plus que moi qui a grillé ce putain de feu. Après sa radio il viendra me saluer, autorisé à rentrer chez lui, pas de bobo.

Les gens du boulot sont arrivés. Me laisseront un peu plus tard seule sur mon chariot que tout le personnel de l’hôpital s’évertue à pousser d’un bout à l’autre du couloir, jusqu’à ce que quelqu’un me case dans la lingerie, dans l’attente du résultat de mes radios, j’espère qu’on ne va pas m’oublier là. De temps en temps, quelqu’un vient chercher une blouse ou un drap et me salue distraitement. Je n’ai encore prévenu personne. Je ne sais même pas ce que j’ai. Julio est en Espagne. Mes parents à la montagne, le reste de la famille en Bretagne et les portables sont encore inconnus au bataillon, de toute façon. J’attends le verdict avant de demander qu’on me pousse près d’une cabine téléphonique.

A 8 heures du soir, une apparition dans ma lingerie où je commence à m’assoupir. Ce pourrait être un rêve : le plus beau mec que j’ai vu de ma vie ! Sans blague. Il me dit bonjour en souriant, se présente : il est mon chirurgien, c’est lui qui va m’opérer tout à l’heure. Je dois le regarder avec la mâchoire pendante, persuadée qu’il y a une caméra cachée dans les piles de serviettes, pour guetter ma réaction au gag. Quoi, ce gars-là est chirurgien ?! Mais au fait, de quoi donc veut-il m’opérer, ce charmant ? C’est vrai, on ne m’a encore rien dit. Fracture du plateau tibial droit, classique : c’est la clé de contact qui est responsable. Elle m’a un peu séparé l’os en deux sous le choc. On va me mettre quelques vis pour rafistoler tout ça. Et bonne nouvelle, je quitte ma lingerie, on m’a trouvé un lit.

Je décide de prévenir tout le monde demain. Pas la peine d’affoler les populations avant l’opération. Surtout ceux qui sont loin. Et puis je n’ai pas droit à 10 coups de fil. C’est qu’ils sont pressés, maintenant. J’appelle juste une amie qui m’apportera ce dont je pourrais avoir besoin demain matin.

Péridurale. Je m’inquiète : quoi, je vais être consciente pendant l’opération ? J’ai un peu peur des bruits. Qu’à cela ne tienne, on me prête un walkman. J’écoute du piano pendant que l’éphèbe-chirurgien effectue la réparation de l’autre côté d’un drap qu’on a tendu verticalement au niveau de ma taille. Dommage, je ne peux même pas l’admirer. Quand les bruits de perceuse ? marteau ? visseuse électrique ? se font par trop entendre, l’anesthésiste soulève mon casque et me fait la conversation, pour détourner mon attention. Il jette un œil de l’autre côté du drap pour me commenter les opérations : "Ah, il recoud, là. Il vous fait une super-jolie cicatrice". J’entends une autre voix goguenarde qui dit "Ah oui une cicatrice comme ça, c'est que pour les filles. Pour les garçons, il s'applique pas autant"… Des rires.[1] Moi aussi, je ris bêtement, je dois être un peu sonnée par l'anesthésie, quand même.

Lendemain matin. Je me réveille clouée dans mon lit par une gouttière et un drain qui sort de mon genou et part je ne sais où. Et pas de téléphone à l’horizon… J’ai un coup de blues, d’un coup. Je réclamerai bien ma maman. Les infirmières ont pitié, appellent mon amie et l’autorisent à venir me voir tout de suite, bien que les visites soient interdites le matin. Puisqu’il m’est impossible d’aller jusqu’au téléphone, je lui demande de prévenir les uns et les autres. Elle me rapporte plus tard, un peu penaude, un peu hilare, les résultats de sa campagne d’information : mes parents prennent la route, Julio va avoir le message on espère dans la journée sur son chantier. Les copains vont venir à l’heure des visites. La plupart (même mes parents) ont quand même rigolé, certains ne l’ont même pas crue. Il faut dire qu’appeler un 1er avril pour dire "Bonjour, je vous appelle de la part de Traou qui est à Saint Antoine, dans le service du Professeur APOIL", ça sentait un peu la blague… Certains mettront plusieurs jours avant de se dire que ce n’était peut-être pas un poisson d’avril.

La suite de cette journée particulière : ma H*nda chérie au paradis des voitures, une résine jusqu'en haut de la cuisse droite et trois mois de béquilles. Trois mois doux et gais en convalescence dans ma Bretagne ensoleillée. Huit mois plus tard, je me pomponnais particulièrement pour aller me faire enlever mes vis qui me gênaient - psychologiquement ou réellement - par mon sublime chirurgien ("Urgences" n'existait pas encore à la télé, mais franchement, Clooney pouvait aller se rhabiller). Bons souvenirs, finalement.

Notes

[1] Le pire, c'est que ce doit être vrai, sur le genou, j'ai une ligne fine et droite, très discrète même en jupe. Ils doivent considérer que c'est moins grave pour un mec d'avoir une méchante fermeture éclair qui lui barre la rotule...

Commentaires

1. Le jeudi 17 mai 2007, 12:31 par Pablo

Ah, ben... ! Tu as décrit ton accident et ton hôpital d'une façon drôlement cinématographique ! Il y a des coup géniaux, comme ce premier plan (j'imagine) du sang vert fluo qui coule de ta voiture : ça accentue l'impression d'irréalité, de confusion. Et cela, pour ne pas parler des secouristes ! Un style cinématographique qui n'a rien à voir avec celui, plus littéraire, du ricochet (et encore moins, j'imagine, avec une certaine émission-cauchemar qu'il y avait à l'époque à la télé...!). Un récit très approprié pour sa projection au festival de Cannes, section court-métrages + un certain regard, si cela existait. Bises.

2. Le jeudi 17 mai 2007, 14:30 par François Granger

Ben dis donc, t'en a plein des belles cicatrices ? ;-)

3. Le jeudi 17 mai 2007, 15:35 par Coumarine

j'ose pas le dire...mais j'ai éclaté de rire à la fin! Il s'appeleait vraiment APOIL le beau type???

4. Le vendredi 18 mai 2007, 00:46 par gilda

Bravo : tu m'as fait rire pour la deuxième fois avec une histoire qui au départ n'a rien de drôle (un accident de circulation).

feux désynchronisés : en fait vous étiez peut-être tous les deux passés au rouge !

Tu décris fort bien l'éventail des comportements possibles (badaux, témoins, personnes réellement secourables ou au contraire dangereuses).

5. Le vendredi 18 mai 2007, 00:49 par gilda

pardon, badauds

6. Le vendredi 18 mai 2007, 08:29 par Traou

Tiens, bonne idée, Pablo, je vais de ce pas partir à Cannes (pardon Câââânnnes) avec ce scénario sous le bras et signer le contrat sur un coin de table entre deux coupes de champagne ! ;-)

Mais il se moque, ce François ! :-) Je ne me fais opérer que par des chirurgiens plus beaux que George Clooney, alors non j'en ai pas beaucoup...

Non, Coumarine, c'est le chef du service orthopédie qui s'appelait Apoil, et je jure que c'est vrai !

Gilda, au final, j'ai été déclarée 100% responsable :-( Et pour ma part, je ne me suis jamais souvenue de rien avant le choc, alors...

7. Le vendredi 18 mai 2007, 10:01 par Anne

Rétrospectivement contente que tu t'en sois sortie à -relativement- bon compte...

8. Le vendredi 18 mai 2007, 12:43 par Fauvette

C'est vrai c'est un vrai scénario dont tu as été la (malheureuse) héroïne ! J'aime bien tes récits ! L'histoire de ton dépôt en lingerie m'a fait mourir de rire !!! Et je vois que même à l'hosto tu sais repérer le beau garçon, une qualité bretonne ? Je t'embrasse.

9. Le vendredi 18 mai 2007, 15:11 par Traou

@Anne : Je m'en suis sortie à très bon compte, en fait. Bon mon genou m'embête un peu 15 ans après, mais mon ostéo veille. Et j'ai souvent eu des terreurs rétrospectives à l'idée que j'aurai pu faucher un piéton, une vieille dame, une poussette en train de traverser au même moment. Et s'il y avait eu quelqu'un à la place passager de la voiture que j'ai percutée, elle aurait sûrement mérité le nom de "place du mort"... Brrrr, j'en ai des frissons dans le dos. J'ai eu sacrément du bol !

@Fauvette : Non, non, en fait ce sont les beaux garçons qui se mettent toujours sur mon chemin ! ;-) (mais ils le passent ensuite, leur chemin, zut et flute !)

10. Le dimanche 20 mai 2007, 09:07 par nuages

Pour le professeur Apoil, je confirme ;o))

Voir ici : http://www.maitrise-orthop.com/corpusmaitri/interview/apoil/

11. Le lundi 21 mai 2007, 17:10 par Akynou

Jolie histoire délicieusement raconter sur la vie, à la fois pleine de larmes et de rires :-)

12. Le jeudi 24 mai 2007, 11:30 par le gabian

Non mais c'est quand même dingue ça, il t'arrive toujours des truc où tu tombes sur des gars gaulés comme des demi-dieux !

Jalouse moi ? Tsss !