Avis de vent

5 heures du matin. Quelque part en Bretagne nord. Maison cocon. J’entends le vent. Avis de tempête demain, la mer sera colère. J’irai tout à l’heure affronter le ciel, me faire cingler de pluie et d’embruns mêlés, lutter contre les bourrasques, avaler de grandes goulées d’air salé au goût de larmes. Me laver de presque tout.

J’ai livré au vent venu du large tant de peines et de chagrins que parfois cette côte aimée me les rappelle, amère.

J’ai été heureuse aussi, à en hurler parfois, d’une simple goutte de mer irisée, d’un infime souffle sur la bruyère, d’une odeur d’algue fouettée de sable.

Arpenter les chemins mouillés, partager le pain du jour et le vin chavirant avec ceux que j’aime, qui vieillissent vaillamment ou titubant, c’est la réalité de ces quelques jours, parenthèse d’une vie parisienne haletante, un peu trop, bruyante et solitaire, un peu trop aussi, tout ça à la fois.

Où ai-je lu un jour cette « anecdote » qui m’avait fait rire, interrogée ? Une fille, sous l’emprise de quelques substances illicites, aux prises avec une de ces crises qui vous mettent dans des états au-delà du quotidien et du réel visible, avait connu LA révélation, soudain : le sens de la vie, rien de moins. La Vérité toute nue, celle qu’on cherche, qu’on redoute, qu’on suppose toute sa vie ou en tous cas dans les moments d’interrogation fébrile ou sereine. Au cœur de cette illumination, consciente d’être dans un état rare et sans doute jamais renouvelé, elle se dit qu’il faut qu’elle l’écrive, là, tout de suite, le sens de la vie, pour s’en souvenir le lendemain et le faire partager à l’humanité. Elle attrape un papier, un crayon, et écrit cette révélation unique, universelle, la clé du bonheur ultime, là, sur un coin de table de cuisine, avant de sombrer dans un sommeil épuisé.

Le lendemain, sur le papier, il y avait juste quelques mots : « Je suis assise à la table de la cuisine et j’écris. »

Peut-être n’y a-t-il rien d’autre que cela : être là où on est et être pleinement conscient de l’instant, rien d’autre. N’avoir ni regret ni projection d’un futur aléatoire. Juste être.

Je tends vers ça, mais les parasites sont nombreux sur la ligne, mon Dieu… Les cicatrices qu’on ne peut s’empêcher de compter ou de contempler, voire de gratter un peu. Les regrets de ce qui n’a pas été, de ce qui ne sera pas (étrange capacité de l’humain à regretter même le futur). Ressasser les douleurs récurrentes en sachant très bien que ça ne fera que les exacerber. Raviver des conflits en essayant d’y échapper. Trouver des palliatifs aux manques, combler grossièrement les trous pour ne pas tomber dedans (qu’est-ce qui fait le plus mal ?). Nom d’un chien, il y en a du chemin et du boulot avant de pouvoir se tenir simplement et sans autre fioriture devant la table de sa cuisine, ou ailleurs…

En tous cas, ce sont mes réflexions de nuit à moi, sous l’emprise d’aucune autre substance illicite qu’une insomnie génératrice de pensées en bataille. Retourner dormir maintenant. On verra bien ce qu’il y aura sur le papier au réveil.

Commentaires

1. Le dimanche 9 décembre 2007, 09:24 par Swâmi Petaramesh

Il y a un magnifique billet, sur le papier, au réveil :-)

2. Le dimanche 9 décembre 2007, 10:34 par Valérie de Haute Savoie

Jamais je ne me sens autant en vie que lorsque la mer se déchaîne. Et je comprends tout à fait ce qu'a voulu dire la jeune fille :) Tu écris peu mais à chaque fois c'est un bonheur de te lire.

3. Le dimanche 9 décembre 2007, 17:42 par Cécile

sur le papier au reveil il y aura:

boire le thé les jambes un peu repliées sur ce canapé si confortable en ecoutant de la musique douce prendre le velo, aller vers la plage. de plein fouet les embruns

le monde un peu trop en mouvement

et se sentir en vie

juste se sentir en vie. Et rentrer continuer revenir

comme si la vie n'était qu'une suite de marées...

4. Le dimanche 9 décembre 2007, 18:42 par François Granger

Nous avons partagé ton vent et tes embruns. Nous étions à Trouville dans une belle maisons avec vu sur la plage.

Bises,

5. Le dimanche 9 décembre 2007, 19:58 par Fauvette

Lorsqu'il y a une tempête j'ai encore plus envie d'aller au bord de la mer. Nom d'un chien ! A chaque fois que je pense à cette expression, je pense toujours à toi Traou (ce qui nous éloigne de ton billet, je sais !). "Regretter le futur", c'est vrai tu as raison.

Ce que je regrette pas c'est d'être venue lire ton billet, merci Traou.

6. Le dimanche 9 décembre 2007, 20:24 par anita

ai-je besoin de dire combien tout ce que tu écris me touche? M'enveloppe , même. Bises et embruns.

7. Le lundi 10 décembre 2007, 00:09 par gilda

« Je suis assise à la table de la cuisine et j’écris. » : je le savais que j'étais trop forte, même pas besoin d'aucune substance à part l'eau minérale et le café pour en faire aussi pire :-) !

Cela dit les cuisines, pour écrire sont de bons endroits (je ne rigole plus, là, et tant pis si vous ne me croyez pas).

8. Le lundi 10 décembre 2007, 09:10 par Anne

"...étrange capacité de l’humain à regretter même le futur..."

Tu m'étonnes. Ca me surprend tout le temps, en ce moment.

En tout cas un joli billet plein de sagesse et d'une certaine forme de sérénité.

De gros bisous, jolie bretonne.

9. Le lundi 10 décembre 2007, 22:23 par valclair

Superbe façon encore une fois, chère Traou, d'associer les météos intérieures et les météos du dehors.

J'aurais aimé y être auprès de cette tempête pour la sentir me décoiffer la tête et le coeur et ensuite pour ressentir d'autant mieux le cocon protecteur d'un lieu fermé et chaleureux et les bienfaits d'un bol de chocolat fumant

Quant à l'anecdote et aux réflexions qu'elle t'inspire elle sont très belles.

10. Le mardi 11 décembre 2007, 08:09 par cledsol

Plein de sons, d'odeurs et de couleurs se mélangent, en lisant ton billet... J'aime la mer, la tempête, tout. En fait, c'est ce genre de moment qui aide à "être", tout simplement?

J'aime.

11. Le mercredi 12 décembre 2007, 22:12 par Madeleine

être là où on est et être pleinement conscient de l’instant, rien d’autre. N’avoir ni regret ni projection d’un futur aléatoire. Juste être. C'est une sensation que je connais aussi et qui fait tellement de bien si on prend déjà le temps d'en prendre conscience !

Des bises montagnardes

12. Le vendredi 14 décembre 2007, 18:37 par Pablo

Depuis que je vous ai lues lundi, Gilda et toi, je ne peux m'arrêter de penser à ce marin dont parle la première... (Bientôt l'Inde ! – Et en janvier... tu viens ?!)

13. Le vendredi 14 décembre 2007, 22:13 par Aude

La mer, le vent, les rochers sur lesquels j'ai grimpé pour être seule quand j'en avais besoin, devant les vagues qui les frappaient, laissant des bouillons d'écume derrière elles, toutes les émotions que j'y ai abandonné, laisser mon esprit suivre longtemps des voiliers et partir avec eux, vraiment, je me retrouve totalement dans le début de ton billet si bien écrit, merci

14. Le vendredi 14 décembre 2007, 22:45 par céleste

Traou, ton texte est magnifique, j'en frisonne.

je n'ai pas les mots pour en parler mais je sais que je vais revenir le lire, et que je vais y repenser parfois, pendant longtemps

15. Le samedi 15 décembre 2007, 11:53 par Boutoucoat

Tu as une chance extraordinaire de maîtriser les mots pour le dire .....

merci pour ce très beau texte .