Bulle de doute

Vous avez construit autour de vous une bulle de doute, a dit Toubib, et dans une bulle comme celle-là, personne ne peut entrer…

Je ne vous ai jamais parlé de Toubib. Parce que je ne le revoyais plus depuis plus de deux ans. Et parce qu’il fait partie de ces gens étranges et essentiels qu’il m’est arrivé de croiser avec bonheur dans ma vie, mais qui ne font pas appel à la pure rationalité dans leur appréhension du monde et des hommes. Et risquent donc d’être incompris par certains.

Je n’ai jamais fréquenté de médecin vraiment traditionnel. En tous cas plus depuis l’adolescence et le vieux médecin de famille qui m’avait connue au berceau et comptabilisait sans faillir et avec bonhommie mes vaccins, rougeole, oreillons, varicelle et tutti quanti. Et un vague refroidissement de loin en loin. J’ai la chance d’être de nature robuste.

Quand les choses ont un peu dérapé dans ma vie et que quelques chagrins m’ont mise à terre, j’ai été amenée à fréquenter des médecins qui envisageaient leurs patients autrement que comme des amas organiques à remettre en état de marche. Plutôt comme des ensembles corps-esprit, voire corps et âme, dont il convenait de rétablir l’équilibre subtil de façon harmonieuse, c'est-à-dire sans privilégier la marche du corps en tout premier lieu, ce que font le plus souvent les médecins dit traditionnels. Même si ceux-là peuvent aussi, à condition d’être dotés d’un minimum de bon sens, considérer que le corps peut ne pas fonctionner de façon optimale quand la tête ne va pas.

Dans la catégorie des médecins prenant en compte l’âme, j’en ai connu un pendant plusieurs années qu’un de mes amis appelait avec un amusement mêlé d’un rien de mépris « ton mage », car il employait des méthodes quelque peu singulières (genre baguette de sourcier et magnétisme, ce serait trop long et complexe à vous raconter), mais qui m’a bien aidée pendant une période, même s’il m’intimidait et me disait parfois des choses parfaitement obscures qui me laissaient perplexe… Il exerçait dans un vaste bureau au décor improbable dans lequel régnait un capharnaüm innommable et sympathique, même si j’avais parfois peur de me prendre une pile de livres sur la tête quand j’attendais dans sa salle d’attente biscornue et encombrée. Il est celui qui m’a fait connaître mon premier atelier d’écriture, car il croyait à l’expression artistique comme thérapie de tout premier ordre et envoyait régulièrement des patients parfois interloqués faire de la danse ou de la peinture.

C’est au moment de la mort de Choul qu’une amie m’a parlé de Toubib. Et durant trois années de visites régulières, je crois bien que c’est lui qui a grandement contribué à me sortir du trou.

Toubib est médecin généraliste mais pratique « l’étiomédecine », c'est-à-dire la médecine qui s’intéresse à la cause d’un mal plutôt qu’à ses effets. C’est parfois frustrant car Toubib a souvent l’air de s’en battre l’œil des symptômes dont on lui fait part et qui peuvent être gênants. Il ne prescrit rien pour les soulager ou fort rarement, il cherche d’où ils viennent. Et il trouve.

Toubib a un œil infaillible et incroyablement bienveillant pour détecter et comprendre les blessures de l’âme qui abiment le corps, qui abiment la vie, la rendent parfois insupportable. Il est sans concession, mais fait preuve d’infiniment de compassion, et de pas mal d’humour aussi, quand le contexte le permet.

Je me souviens lui avoir parlé un jour de maux de gorge à répétition qui m’ennuyaient généralement tout au long de l’hiver. C’était la fin de la consultation et il griffonnait des hiéroglyphes incompréhensibles aux simples mortels (il est bien toubib, il a une écriture insensée) sur les petites fiches me concernant. Il a à peine levé la tête, m’a jeté un œil vaguement amusé, et a déclaré « Ah oui, vous avez sans doute un problème avec le pardon… ». C’était le tout début de notre « collaboration » et je ne connaissais pas encore l’animal. J’en étais restée comme deux ronds de flan. Voyant ma surprise, il me dit « Oui, vous savez, les expressions populaires ont souvent du vrai : on a quelque chose en travers de la gorge. » Je balbutiai un je ne sais quoi, parce que je voyais parfaitement ce qu’il voulait dire : il se trouve que je peux être particulièrement rancunière, éprouve souvent une peine infinie à pardonner, et qu’à l’époque, ce devait être le cas envers une ou deux personnes essentielles… Il m’a beaucoup fait avancer sur ce sujet, ce jour-là et par la suite, là où un médecin plus traditionnel m’aurait peut-être juste collé quelques antibios ou des pastilles. J’ai beaucoup moins mal à la gorge, merci.

C’est ainsi, en décryptant les maux, et en traitant aussi directement ceux de l’âme affirmés – pour moi à cette époque, un deuil intolérable à traverser – qu’il arrive à nous remettre comme il dit « sur les rails de la vie », après des périodes de sortie de route plus ou moins sévères. Je lui dois beaucoup.

Je suis retournée le voir ces dernières semaines car je ressentais depuis quelques mois un profond besoin de son aide pour quelques colères violentes et destructrices que je n’arrivais plus à contrôler, pour qu’il m’aide aussi à comprendre et supporter mieux peut-être cette solitude qui m’affecte parfois de façon insupportable.

Il a dit « Vous avez construit une bulle de doute autour de vous, et dans cette bulle, il est impossible d’entrer ». Le doute, c’est celui que je nourris vis-à-vis de moi-même et qui ne fait que s’amplifier au fil de mon temps solitaire : « Mais enfin, qu’est-ce que j’ai qui cloche pour ne pas parvenir à rencontrer quelqu’un ? ». Cette remise en cause, qui se fait de plus en plus présente et douloureuse à mesure que le temps passe ne sert à rien d’autre qu’à empêcher l’autre de s’approcher de moi, car elle se voit, elle se sent, elle éloigne… Voilà, c’est à peu près ce que j’ai compris et ce que je peux résumer de notre conversation. Je lui dis « Alors, qu’est-ce que je fais maintenant, vous me donnez une pilule briseuse de bulle ? ». Il se marre et me dit que d’en être consciente et de lutter contre ces interrogations stériles sur le pourquoi du comment je suis seule (ou presque, les « aventurettes » de 3 jours, 3 semaines ou 3 mois comptent pour peu de chose), peuvent suffire à retrouver le chemin de celui qui m’attend sans aucun doute quelque part ou bien à qui il faut juste laisser le temps d’arriver de là où il se trouve. Il dit « Si celui qui est fait pour vous est à Hong Kong, ça risque d’être un peu plus long, c’est sûr ». Euh Hong-Kong, franchement, ça ne m’arrange pas bien… Et Toubib se marre encore. J’ai beaucoup pleuré dans son bureau, mais on y a aussi souvent ri ensemble, c’est important.

J’ai trouvé avec Toubib l’interlocuteur parfait, d’une humanité rare, pour m’aider à guérir mes maux, en les identifiant et les affrontant en toute conscience, la seule thérapie qui me convient. Pas toujours évident à traverser, c’est souvent cahotique, et douloureux de remise en question, mais au final j’en sors toujours convaincue, apaisée, plus forte.

Reste plus qu’à coincer la bulle…

Commentaires

1. Le vendredi 30 mai 2008, 03:59 par Minium

Je pointe mon index coquin, il se rapproche et... PLOP Wizzzzzzz ! Finie la bulle ;o)

2. Le vendredi 30 mai 2008, 05:43 par Pablo

Il est merveilleux ton Toubib et tu le racontes si bien. De façon égoïste, je suis vraiment désolé que tu ne viennes pas promener ta bulle de doute à Madrid, te habría llevado a la Feria del Libro que empieza hoy en el Retiro y que durará dos semanas, con su fiesta de escritores firmando en las casetas de esta primavera rara en la que seguramente no faltará una tarde de lluvia y viento y arco iris que se dibujará en el cielo sólo para ti entre tanta literatura (se dibujará de todas formas aunque estés a mil kilómetros, estoy seguro); habríamos celebrado la salida del nuevo disco de Amaral y te habría hecho pasear por la Quinta de los Molinos de la que intentaré prendre des photos ces jours-ci juste pour toi et pour ta bulle de doute, de laquelle ces promenades ne t'auraient sans doute pas guérie – mais j'espère de tout mon coeur que tu finiras par trouver la bulle soeur, otra pompa de jabón a la que aproximarás la tuya sin darte demasiada cuenta y entonces de repente pop, la membrana de separación desaparecerá y las dos pompas de jabón se volverán una sola: à deux il est sans doute plus facile de briser la bulle, en plus de l'intérieur ça doit être plus simple, de l'extérieur il semble beaucoup trop difficile à cause de la convexité ou va savoir. Besosss.

3. Le vendredi 30 mai 2008, 10:07 par Cécile

j'ai un stock d'aiguilles à la maison ;)

4. Le vendredi 30 mai 2008, 10:27 par coumarine

Oui un médecin tel que tu le décris est rare. Et précieux. Il fait prendre conscience des choses essentielles. Ce qui n'est pas toujours forcément plus facile. Mais libérateur, assurément, parce que la personne peut grandir en prises de conscience. Merci pour ce billet ... Et je t'embrasse

5. Le vendredi 30 mai 2008, 11:01 par Anne

En tout cas, c'est un vrai personnage romanesque, tu devrais écrire un bouquin avec lui dedans (en plus ça t'attirerait gloire, fortune et amour, à tous les coups) ;)

6. Le vendredi 30 mai 2008, 13:16 par luciole

Ah oui, j'adore ce genre de rencontre. N'être plus un morceau de viande ou un morceau de cerveau, mais un tout. Être vu de cette façon m'a aidé à me voir de cette façon.

Il y a des évidences comme ça, tu sais on dit toujours, c'est quand on n'attend plus que ça arrive, et puis ton Toubib il dit ça mieux, et ça te parle. Il y a toujours une histoire de deuil à faire, le deuil des doutes, et des questions, le deuil d'une façon d'être à la vie pour renaître d'une autre, confiante, absolument confiante en toi et en la vie ( mais c'est la même chose toi et la vie.)

Ce qui cloche chez toi ? tu fais sonner le temps qui passe au tocsin de tes doutes. Y a rien qui cloche chez toi, ça sonne juste, une histoire d'accord, s'accorder, donner son accord et en avant la musique ... Des bises ...

7. Le vendredi 30 mai 2008, 17:16 par cledsol

ça, c'est un vrai médecin... Ca fait au moins deux ans que je n'ai pas eu besoin d'aller en voir un, et j'espère avant longtemps, parce que je n'en connais pas de comme ça! A moins que tu veuilles bien nous prêter ton Toubib ;p Pourtant ça m'est arrivé d'être malade ou autre, mais souvent je savais que ça venait de moi. Je m'en suis rendue compte le jour où j'ai eu une gastro parce que j'avais besoin qu'on s'occupe de moi... Bref, tout ça pour dire, bon courage à toi surtout.

8. Le samedi 31 mai 2008, 18:31 par valclair

Outre le médecin de qualité c'est vrai que tu as là un sacré personnage! Mais au fond tu es assez coutumière de rencontres avec des gens hors norme. Je me souviens d'un certain inventeur évoqué dans un de tes ricochets.
A moins que ce ne soit aussi un effet de ton talent d'écriture, une capacité à faire vivre ses personnages sous nos yeux.
Un peu des deux sans doute. En tout cas d'accord avec Anne tu as des romans dans ta manche!
Quant à la bulle, ça me parle à moi aussi ça, même si la mienne n'est pas tout à fait du même genre!

9. Le dimanche 1 juin 2008, 17:04 par Fauvette

C'est vraiment un homme précieux Toubib. Inestimable même. Ce n'est sans doute pas la médecine la plus facile à pratiquer, parce que d'habitude on te garde à peine dix minutes, et tu ressors avec une belle ordonnance, et une grosse frustration : la personne t'a-t-elle entendue, écoutée ? Pas sûr... Pas sûr du tout. Et on continue à piétiner pendant des mois, voire des années...

Elle ne va pas être facile à coincer cette bulle, c'est sans doute une rusée. Il va peut-être falloir s'y mettre à plusieurs pour attaquer le chantier ! En fait, je crois que nous avons tous un peu notre bulle, barrière de protection, qui parfois nous isole. Et nous avons beau nous agiter, si nous ne prenons pas conscience de l'existence de cette fichue bulle, nous sommes comme le hamster dans sa cage...

Tiens si ça se trouve, celui que tu cherches habite dans ta rue ou ton quartier !

Ast-u lu "Les Paroles du corps" d'Edouard Korenfeld ?

Traou je t'embrasse.

10. Le vendredi 6 juin 2008, 23:58 par kowalsky

Percer plutôt, non ?

A bientôt.