Chronique de Saint Louis 3 – Les perles de Paulette

Or donc Paulette et moi avons joué les colocataires depuis jeudi dernier, par la force des choses mais je crois que nous nous en félicitons mutuellement. On aurait pu plus mal tomber.

Paulette a 75 ans, 2 fils, 2 petits-fils, et un très joli sourire qui devait la rendre craquante il y a quelques dizaines d’années de cela. Encore maintenant, il illumine son visage ridé. J’aime bien la regarder quand nous rions toutes les deux.

Y’a pas à dire, elle est sourde. J’ai la voix qui fatigue (et les voisins des chambres autour doivent se dire que je braille drôlement). Elle prétend qu’elle dort très peu, alors si c’est ça, c’est qu’elle doit ronfler toute éveillée une bonne partie de la nuit…

A ces menus détails près, Paulette s’avère une compagne de chambre charmante et facile à vivre. Elle aime bavarder parce qu’elle s’ennuie à cent sous de l’heure. Il faut dire qu’elle n’a prévu pour toute occupation que la lecture de « Notre temps » et un annuaire de mots fléchés niveau très moyen (hier elle m’a avoué avoir séché un bon moment sur « met breton » en cinq lettres, commençant par C… elle aurait dû me demander [1]), mots fléchés dont elle regarde les réponses un peu souvent, alors forcément, vu la longueur du temps qu’on a à tuer, elle en a vite fait le tour…

Elle me regarde comme un OVNI avec mon ordinateur perpétuellement allumé, me demande ce que je fais avec. Je lui explique : internet (yeux effarés de Paulette), e-mails (ah oui, comme mes petits-fils, dit Paulette, qui ne voit pas du tout de quoi il retourne), musique (moue de Paulette), DVD (air perplexe de Paulette), je n’ai pas prononcé le mot blog, je crois que c’est définitivement hors de portée… En revanche, je lui ai donné un petit cours de téléphone portable. Elle ignorait jusqu'à l'existence de son répertoire.

Paulette est dotée d’un bon sens nature qui s’exprime par des aphorismes définitifs. Toute allusion à sa santé se clôt invariablement par un « Faudrait pas vieillir » convaincu. Et elle tient des propos sur l’égalité humaine devant le malheur et la mort qui valent leur pesant de macarons…

Elle est fascinée par Véronique, la trisomique de la chambre d’en-face qu’elle voit de son lit, et me fait part régulièrement du « malheur » dont il s'agit pour une famille d’avoir un enfant anormal, constatant invariablement que celui-ci n’épargne ni riches ni pauvres, « ni même les gens célèbres, regardez Lino Ventura, lui aussi, sa fille… ». Et elle dodeline de la tête, navrée.

Je lui ai appris la mort de Paul Newman l’autre matin. Elle a enchainé aussi sec sur l’égalité des puissants et des faibles devant la grande faucheuse, ajoutant :

- C’est comme cet acteur, là, vous savez celui qui jouait des castagnettes…

Moi, perplexe, un acteur qui jouait des castagnettes ? Je cherche dans mes souvenirs de latin lovers musicaux, tendance Luis Mariano.

- Non, vraiment je ne vois pas, Paulette. Elle sursaute d’un coup :

- J’ai dit castagnettes, non, non, pas castagnettes, comment ça s’appelle donc ? Des claquettes ! Voilà, cet acteur qui faisait des claquettes !

- Ah oui, dis-je, Jean-Pierre Cassel.

- Ben oui, vous voyez, lui aussi il est mort. Elle garde une minute de silence, en hommage au danseur de claquettes, sans doute, puis enquille d'un même ton : C’est comme cet autre, là, qui jouait avec Sissi dans « Le Vieux Fusil », comment s’appelait-il ?

- Philippe Noiret, c’était Philippe Noiret.

- Oui, c’est ça. Mort aussi. Comme quoi, même célèbres, hein, pas épargnés non plus...

Une telle évidence d'analyse me laisse coite.

Elle revient sur Véronique l’autre matin, admirant la gentillesse de l’équipe soignante à son égard et le dévouement des aides-soignantes qui la font manger. Je lui dis que cela fait partie des tâches leur incombant et qu’il y a de nombreux patients dans un hôpital qui ne sont pas capables de se nourrir ou se laver seuls. Elle reste songeuse un moment, continuant à contempler le repas de Véronique, qu’elle voit bien de son lit, de l’autre côté du couloir, puis me dit en baissant la voix :

- Peut-être qu’elle a des parents célèbres. C’est peut-être pour ça qu’ils sont si attentionnés avec elle…

J’en suis restée comme deux ronds de flan (d’où vient cette expression, au fait ?). Et j’ai grondé gentiment Paulette de soupçonner l’équipe soignante d’avoir des favoritismes de cette sorte. Que diable lui était passé par la tête pour arriver à cette supposition ? C’est le syndrome Lino Ventura qui avait dû faire son chemin depuis la veille, sans doute… Sacrée Paulette.

Au fil de ces quelques jours, nous prenons des habitudes de vie commune, c'est drôle. J'améliore l'ordinaire avec toutes les douceurs qu'on m'apporte, elle est aussi gourmande que moi, Paulette. En retour, comme elle est la plus valide de nous deux, elle va nous chercher un vrai café à la cafétéria après le déjeuner, dont nous nous félicitons toutes les deux... Je lui attache ses colliers autour du cou le matin car elle tremble un peu, les médicaments sans doute, et elle me raconte : celui offert par ses collègues pour son départ en retraite et celui de son cinquantième anniversaire de mariage : ils avaient fait une croisière en Corse avec son mari, mort l'année d'après, et tiens il aimait beaucoup la moutarde, comme vous (j'ai demandé qu'on m'apporte de la moutarde pour masquer l'insipidité des plats). Paulette saute souvent du coq à l'âne dans nos conversations, faut suivre.

Je suis partie hier après-midi. J’ai embrassé Paulette, ses joues parcheminées étaient toutes douces. On était émues toutes les deux. Je lui ai laissé des gâteaux pour ses derniers repas ici ; elle sort aujourd’hui. Je suis allée dire au revoir à Véronique, qui m’a fait un sourire merveilleux que je n’oublierai pas. Quant à Monsieur G. qui trottinait dans les couloirs comme à son habitude (et cherchait ce jour-là à gagner les ascenseurs pour quitter le service, voire l’hôpital, tout nu sous sa chemise jaune, rattrapé régulièrement par les infirmières…), il est venu se poser un moment à côté de moi pendant que j’attendais qu’on me fasse les papiers de sortie. Il m’a demandé énigmatiquement et gravement « Qu’est-ce qu’on peut ramasser ? », il a eu l’air triste que je ne trouve rien pour lui à « ramasser », et il s’est endormi, assis, le menton tombant sur la poitrine. Je ne crois pas qu’il ait entendu mon au revoir.

Notes

[1] c’était CREPE, pour ceux qui sécheraient comme Paulette

Commentaires

1. Le mercredi 1 octobre 2008, 10:27 par Anne

Je suis bien contente que tu sois sortie, même si ton charme à toi a fait des ravages pour te créer toute une cour d'admirateurs et de compagnons d'alitement (aucun sous-entendu, bien sûr).

Crêpe ! Bon sang mais c'est bien sûr !

2. Le mercredi 1 octobre 2008, 12:25 par gilda

Chicalors, tu es sortie !

Joli billet, amusé mais tendre : j'en connaissais la substance, j'ai pourtant re-bien ri. J'espère que ce n'est pas trop grave ce dont Paulette souffre.

PS : Et la moutarde, blanche aussi ?

3. Le mercredi 1 octobre 2008, 12:41 par cultive ton jardin

Te voilà sortie? On te souhaite pas d'y retourner, bien sûr... Quoique... pour avoir de nouveaux portraits? Parce que c'est vraiment trop bien tes petites tranches de vie hospitalière!

4. Le mercredi 1 octobre 2008, 12:54 par Pablo

Elle a bien raison, Paulette, "faudrait pas vieillir" : en tout cas sans (trop de) douleur, sans (trop de) maladies, sans (trop de) "dégénération" : c'est sans doute dans ce sens-là qu'elle le dit...

Profite bien de ces quelques jours de repos chez toi !

5. Le mercredi 1 octobre 2008, 13:33 par anita

Zut, j'avais " Crabe".

Contente de te savoir sur pied plutôt qu'à genoux. Ta Paulette m'en évoque plein d'autres, coriaces et souriantes, philosophes et caustiques.

6. Le mercredi 1 octobre 2008, 14:55 par céleste

superbe, tendre, émouvant...et tellement bien écrit!

7. Le mercredi 1 octobre 2008, 18:43 par cledsol

c'est malin, j'ai envie de pleurer maintenant ^^" Contente que tu ailles mieux alors, si tu es sortie. bises!!

8. Le mercredi 1 octobre 2008, 21:50 par coumarine

De petites tranches de vie...un peu douloureuses, un peu nostalgiques, mais pleines de tendresse racontées par toi... J'espère que tu vas mieux... Je t'embrasse

9. Le mercredi 1 octobre 2008, 22:09 par Milky

Moi j'avais Couine Amagn mais je pense que ça dépassait...

C'est drôlement bien que tu sois sur pied, mais est-ce qu'ils ont fini par trouver ce qui cloche (-pied, ouarf ouarf ouarf) au juste ?

10. Le mercredi 1 octobre 2008, 22:51 par Madeleine

Ah ce n'était pas Calette ;-)

Peut-être qu’elle a des parents célèbres. C’est peut-être pour ça qu’ils sont si attentionnés avec elle… Sacrée Paulette !

Sinon comment vas-tu ce soir ?

11. Le jeudi 2 octobre 2008, 10:48 par Le Monolecte

Alors, tu avais quoi? C'est la faute à l'osthéo?

12. Le jeudi 2 octobre 2008, 13:32 par yelrah

l'osthéo c'est la côte ?

13. Le jeudi 2 octobre 2008, 16:31 par Traou

Hello à tous et toutes,

Non, non, rien de neuf, je suis toujours au rayon énigme, en attendant que tous les résultats soient revenus... Mais je marche déjà vachement mieux (bon, pas encore de footing en vue ou de soirée lambada, mais je me déplace sans béquille chez moi - pas dehors encore mais bientôt...)

@cledsol : Ben faut pas pleurer... :-)

@yelrah : un jeu de mots subtil m'aurait-il totalement échappé ?... (suis pas très douée, et alors s'il y a une contrepéterie, je suis nulle...) ;-)

14. Le jeudi 2 octobre 2008, 17:25 par yelrah

Subtil, pas vraiment non . L'os de dieu ...

J'avais trouvais ça marrant sur le coup, mais en fait non, pas du tout même.

15. Le jeudi 2 octobre 2008, 22:57 par El Itéy

"l'osthéo c'est la côte ?"

Bon, chuis pas trop malin sur ce genre de truc (à la Yelrah), mais je vais essayer de donner mon interprétation :

L'os, t'es haut, c'est la côte (= la pente)

Pourquoi ça ne serait pas drôle ? Bon d'accord, c'est plus rigolo si tu la descends (la côte... je veux dire la pente !).

Couac queue...

16. Le jeudi 2 octobre 2008, 23:00 par samantdi

Waouh, marcher sans béquille ?! Mais c'est Byzance, ça ! Tu vas être juste remise pour lundi, grimper les escaliers du métro, arpenter les couloirs, traverser la place de la Concorde... ;-)

Repose-toi bien énigmatique Traou ! Je t'envoie une grosse bise.

17. Le vendredi 3 octobre 2008, 12:38 par Pablo

J'ai l'impression que tu vas être bientôt guérie et en forme, de la même façon inexplicable où tous tes maux sont apparus il y a deux semaines et que l'équipe du Dr House de l'hôpital ne va rien trouver... Je demanderais peut-être un rdv au Dr Toubib, je suis presque sûr qu'il peut t'éclairer... Bises toujours ensoleillées mais de plus en plus fraîches !

18. Le vendredi 3 octobre 2008, 13:18 par Fauvette

Tu peux marcher sans béquille ? Chouette. Quand je pense à toutes les balades que tu vas faire durant la prochaine Nuit blanche à Paris ! Des bises.

19. Le dimanche 5 octobre 2008, 18:35 par Fabienne

M'énervent, ces énigmes ! Grrrrr

20. Le lundi 6 octobre 2008, 18:56 par Madeleine

Alors as-tu repris le travail et dans quel état (physique et moral) ? Des bises.

21. Le lundi 6 octobre 2008, 22:24 par François Granger

C'est vrai, ça ! On veut des nouvelles.....

22. Le mardi 7 octobre 2008, 20:14 par Pablo

Et oui !

23. Le mardi 7 octobre 2008, 21:07 par Traou

Vous êtes des choupis (farpaitement). Alors petites news :

Reprise du boulot hier. C'est fatiguant, j'avais oublié... Là, je rentre à peine du bureau, parce que forcément, pas mal d'accumulation. Le métro, y'a un monceau d'escaliers, j'avais jamais remarqué. Un peu dur, surtout que 99 personnes sur 100 se foutent éperdument de vous voir rentrer dans une rame avec une béquille. Quelqu'un qui vous propose gentiment de vous asseoir est une perle rare.

Bon ça fait trois semaines demain et je trouve que ça n'évolue pas des masses. J'ai voulu faire ma maligne ce midi et aller à un déjeuner boulot en métro et sans prendre ma béquille, je tirais dur en rentrant, et j'ai évité les allers-retours inutiles à la photocopieuse. Et là je ne vais pas traîner pour aller me coucher, j'avoue.
Je vois Toubib demain matin, il aura sûrement un avis éclairé sur la question. Moi-même ça carbure dans ma petite tête pour comprendre peut-être le pourquoi de ces "jambes coupées" pile poil en ce moment où je veux m'en aller...

Le moral est bon, comme si tout cela n'était que péripétie accessoire. J'ai un billet qui mijote sur cette sensation. Et j'ai reçu une réponse négative à ma première candidature dans le Finistère sans en être plus émue. Bizarre, bizarre, je dis bizarre. Ou alors non, à suivre.

Sinon, mon Charouk me fait des mamours à n'en plus finir, un vrai bonheur. Tout va bien, en fait. :-)

24. Le mercredi 8 octobre 2008, 01:17 par sprite

{{Moi-même ça carbure dans ma petite tête pour comprendre peut-être le pourquoi de ces "jambes coupées" pile poil en ce moment où je veux m'en aller... }}

le truc 'bizarre' avec ces machins de la vie qui determinent malgre nous nos bifurcations... (on voudrait aller la, mais on atterit ailleurs), c'est que ce n'est que longtemps apres qu'on comprend (et on comprend pas toujours) qu'il y avait une raison au ceci du cela.... mais j'espere sincerement que ton histoire de je-nous n'empechera pas ton retour au Finistere. De toute maniere... la terre finit bien un jour, pour chacun d'entre nous... mais en attendant, il serait preferable de la visiter sans bequille... alors meilleurs voeux de retablissement complet.

25. Le mercredi 8 octobre 2008, 04:46 par cultive ton jardin

"Pile poil au moment où je veux m'en aller":

Une histoire de "fil à la patte"? Il en est d'invisibles...

26. Le mercredi 8 octobre 2008, 12:36 par Pablo

Ah ! Content que le moral soit bon. Effectivement, les escaliers ne se remarquent que dans des circonstances pareilles... ainsi que l'impolitesse ambiante !

27. Le mercredi 8 octobre 2008, 12:50 par osteolala

Et quelles sont les nouvelles ce matin? J'espère meilleures.

28. Le mercredi 8 octobre 2008, 17:38 par Gamacé

Ah ben alors je suis contente que tu ailles mieux, et te souhaite du courage pour tous ces jours à retrouver la vie quotidienne du piéton ! Sinon, autre sujet, j'ai tout bien reçu pour Tristan (et Isolde accessoirement)... bises !

29. Le mercredi 8 octobre 2008, 21:55 par cledsol

ah, je serais curieuse de savoir ce qu'il en est maintenant alors :) bon courage pour la reprise du boulot, ça fait bien plaisir que tu aies l'air d'aller bien :)

30. Le jeudi 9 octobre 2008, 21:29 par Fauvette

Le syndrôme "jambes coupées", eh oui c'est bien ça on dirait... Mais cela ne t'empêchera pas de partir ventre à terre vers la mer, dès que tu le pourras. Tu es en partance, voilà. Ya plus qu'à mettre corps et esprit d'accord, et hop, Traou l'affaire sera faite !

Je t'embrasse bien fort.

31. Le lundi 13 octobre 2008, 15:47 par yelrah

News ? Toubib or not toubib ?

32. Le jeudi 16 octobre 2008, 10:38 par Pablo

Ce blog a trois ans aujourd'hui... mais, mais, où sont les petits fours ?!! (et le champagne ?!!) Et ces béquilles, tu les a déjà rangées dans le placard ?